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ORGANISATION DU TRAVAIL : Le lean ENTRE EN CATIMINI À L’HÔPITAL

L’enquête | publié le : 21.10.2014 | C. C.-C.

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ORGANISATION DU TRAVAIL : Le lean ENTRE EN CATIMINI À L’HÔPITAL

Crédit photo C. C.-C.

Le lean management développé dans l’industrie est-il transposable dans le secteur de la santé ? Oui, si l’on en croit les expériences concluantes menées dans des hôpitaux anglo-saxons et du nord de l’Europe. Quelques établissements français expérimentent prudemment ces techniques. Les syndicats s’en méfient, craignant de voir un peu plus se dégrader les conditions de travail.

Kaizen, muda, kanban: ici et là, des hôpitaux français testent ces outils du lean management. Mais rares sont ceux qui l’assument. L’hôpital serait-il devenu une entreprise et même une industrie soignant les patients à la chaîne, comme Toyota assemble ses voitures ? Une anecdote est éclairante : il a suffi que le CHU de Toulouse organise une conférence d’information à destination de ses cadres sur le sujet pour que les syndicats dénoncent publiquement, et avec beaucoup d’échos, ces « pratiques de dégraissage de l’hôpital », qui touchent avec le lean « le summum de l’intensification du travail, avec en prime la recherche de servitude volontaire ».

« Il n’y a pas de sujet à Toulouse », affirme de son côté, Richard Barthes, le DRH du CHU, lui-même peu convaincu : « Nous avons organisé cette conférence d’information par curiosité. Ces méthodes développées dans l’industrie ne me semblent pas du tout applicables dans le secteur public. »

INJONCTIONS CONTRADICTOIRES

À l’étranger, le lean healthcare est pourtant pratiqué, à plus ou moins grande échelle, dans des établissements de santé toujours plus nombreux aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en Belgique ou en Suède. L’hôpital semble offrir un contexte idéal : il doit répondre à une demande de soins de plus en plus grande, avec un budget de plus en plus contraint. Dans l’étau de ces deux injonctions contradictoires, le lean offre des marges de manœuvre. Au plus près du travail, il traque les gaspillages, les tâches superflues, avec le concours des salariés, suivant un objectif consensuel: la satisfaction du patient, l’amélioration continue de la qualité des soins et même des conditions de travail.

Les outils sont semblables à ceux du lean manufacturing né chez Toyota dans les années 1970 et massivement diffusé dans l’industrie. L’hôpital Saint-Görans de Stockholm, en Suède, a généralisé les ateliers Kaizen : des réunions d’équipes régulières pour entretenir la démarche d’amélioration continue des processus de soins. Il a systématisé les Value Stream Mapping (VSM), qui cartographient les flux de matière, d’information, et aussi les déplacements des infirmières, qui se matérialisent sous la forme de « diagrammes spaghettis », tant ils sont nombreux, et en partie inutiles. L’hôpital traque ainsi le muda, c’est-à-dire le gaspillage.

UN STANDARD DE BONNES PRATIQUES

La gestion de cet établissement public suédois a été déléguée au groupe européen de cliniques privées Capio, présent dans cinq pays d’Europe. Sveneric Svensson, directeur médical de Capio Europe, se félicite d’avoir obtenu « les meilleurs indicateurs de Suède pour la satisfaction des patients, le nombre d’infections nosocomiales, l’absentéisme du personnel ». À tel point que le groupe est décidé à diffuser ces techniques. François Demesmay, directeur des activités médicales de Capio France, est chargé d’insuffler « une philosophie lean dans les procédures de soins. Nous voulons les faire converger vers un standard de bonnes pratiques ».

En chirurgie, les bonnes pratiques sont synonymes de rentabilité, car elles visent une récupération rapide du patient, donc une diminution de la durée des séjours, moins rentables lorsqu’ils s’étirent. « Au cours de réunions pluridisciplinaires, on réalise que certains actes se révèlent inutiles, que certaines pratiques sont dépassées », explique François Demesmay.

En France, dans les hôpitaux publics, le lean management est encore balbutiant, souvent testé à petite échelle. Le plus avancé dans la démarche lean est le CHU de Grenoble, où officie Benjamin Garel en tant que directeur de la qualité. Polytechnicien, il a le premier développé ces techniques à Nancy en 2009. Depuis 2010, il fait désormais ses « expériences » à Grenoble. Ses méthodes reposent sur trois principes clés : « L’observation des problèmes, leur résolution et le développement du personnel. »

L’un des problèmes identifiés au CHU de Grenoble est le report fréquent des opérations chirurgicales non urgentes, ce qui allonge la durée de séjour des patients hospitalisés, ou les mécontente lorsqu’ils sont à leur domicile. Les causes de ce problème ont été disséquées par les équipes des blocs chirurgicaux : « Des personnels étaient souvent en retard, rapporte Benjamin Garel. Et s’il manque un seul intervenant, les autres doivent attendre avant d’opérer. Nous avons donc posé une règle : quand l’infirmière est là, il faut opérer. Les brancardiers doivent avoir installé le patient, le médecin être prêt pour l’opération, tous les examens doivent être réalisés. » Ces petits problèmes successifs résolus, « on a gagné plus d’une heure sur la première incision », se félicite Benjamin Garel.

LA CONFIANCE A ÉTÉ ROMPUE

Mais ce processus d’amélioration est fragile, et il s’est grippé. « Les personnels étaient très impliqués, raconte Michel Bonifay, secrétaire de la section CFDT du CHU de Grenoble. Et il y a eu des progrès: les médecins sont désormais à l’heure. Mais la confiance a été rompue lorsque la direction a imposé au personnel non médical des journées en 10 heures au lieu de 7 h 30, contre leur avis et celui du CHSCT. Leur travail est perturbé, ils sont épuisés. Ils ont cessé de se rendre aux réunions lean. » Le syndicaliste reconnaît cependant quelques vertus à ce système : « L’idée de rencontrer le personnel, de le faire réfléchir sur les difficultés d’organisation, sur le gaspillage, c’est bien. Nous aussi, on considère que les organisations doivent évoluer, certaines sont obsolètes, sclérosées. Mais la direction doit garantir au personnel que ce travail de dialogue et de concertation ne va pas se retourner contre eux. » L’Agence nationale d’amélioration des conditions de travail (Anact) a étudié dans les entreprises les effets du lean. Elle met notamment en évidence cette contradiction intrinsèque à ce mode d’organisation, qui cherche à « impliquer le personnel dans des transformations du travail qui visent à le standardiser, raconte Mélanie Burlet, chargée de mission. Les salariés finissent par comprendre qu’ils ont parfois intérêt à se taire pour garder des marges de manœuvre ». L’Anact aimerait entrer dans des hôpitaux : « Nous savons que la pratique s’y diffuse, mais c’est encore assez flou pour nous. À ce stade, les quelques hôpitaux que nous avons sollicités ne nous ont pas ouvert leurs portes. Il serait pourtant intéressant de voir comment ils articulent le lean, la rentabilité économique, les conditions de travail et la qualité des soins. »

TRAQUER LES SURCOÛTS

Michael Ballé, chercheur à Télécom ParisTech et cofondateur de l’Institut lean France, a essayé d’implanter la démarche lean au sein des établissements de santé dans les années 1990. Pour lui, « dans la santé, l’objectif du lean est de rendre le patient à sa vie normale le plus vite possible, avec le moins de dégâts collatéraux. Il faut le faire de manière rentable, en traquant tous les surcoûts. Et ce sont les professionnels de terrain, au plus près du travail, qui vont apporter les solutions ». Il admet cependant: « C’est une méthode musclée : le rythme de résolution des problèmes est élevé, et il est toujours difficile de pointer les problèmes du travail. »

Il estime avoir échoué à développer le lean à l’hôpital, « un univers technocratique et corporatiste, où il y a une forte déconnexion entre le travail de terrain et le management. La création des pôles de soins a en prime cassé les logiques de production ». Mélanie Burlet formule une autre mise en garde : « L’hôpital est un secteur fragile, où les conditions de travail sont déjà difficiles, et peuvent être un peu plus heurtées par des logiques de rationalisation. Il faut laisser une place au savoir-faire des soignants. Lors de la mise en œuvre du lean, nous pensons que, s’il est bien adapté à la réalité du terrain, en s’éloignant s’il le faut de la méthode, il peut potentiellement fonctionner. »

PETIT LEXIQUE DU LEAN

LEAN

C’est un qualificatif donné par une équipe de chercheurs du MIT (Massachusetts Institute of Technology) au système de production Toyota (TPS, Toyota production system).

LEAN MANAGEMENT

C’est un système de gestion d’entreprise ou d’organisation dont l’objectif est d’éradiquer toute forme de gaspillage (délais, coûts, stocks, etc.) par des actions continues et progressives qui impliquent l’ensemble du personnel.

5 S

Abréviation de cinq termes japonais commençant par un S, pour créer un bon environnement de travail, rangé, ordonné et maintenu comme tel.

KAIZEN

Méthode d’amélioration continue de la production. L’objectif du kaizen est de faire baisser les coûts de revient (en éliminant les activités n’offrant pas de valeur ajoutée), en améliorant continuellement les procédés de production.

KANBAN

Dispositif visuel de signalement (avec des cartes ou des fiches) qui donne l’autorisation et les instructions de procéder à la fabrication ou au prélèvement d’un article dans un système à flux tiré.

MUDA

Gaspillages, toute activité qui consomme des ressources sans ajouter de valeur pour le client.

STANDARD DE TRAVAIL

Ce sont les séquences d’opérations à réaliser dans l’ordre pour effectuer une tâche sans muda dans un temps donné

Source: extraits de la liste (non exhaustive) de définitions figurant dans l’ouvrage de Philippe

Rouzaud Salariés, le lean tisse sa toile et vous entoure (L’Harmattan, 2011, p. 161).

Auteur

  • C. C.-C.