Les échecs successifs des politiques en matière d’égalité professionnelle depuis les années 1970 doivent inciter la société, et les entreprises, à changer de paradigme et à se focaliser, en amont, sur l’égalité domestique, seule génératrice de progrès pour faire s’effondrer le plafond de verre.
SOPHIA BELGHITI-MAHUT : La discrimination est, par nature, un phénomène multidimensionnel. S’agissant des femmes, il se manifeste spécifiquement dans le domaine des inégalités salariales, de la ségrégation professionnelle horizontale et verticale – exclusion de certains secteurs et de certains emplois –, et du fameux plafond de verre. Les femmes représentant près de 50 % de la population active, et étant en moyenne plus diplômées que les hommes, la logique et la justice voudraient que l’on retrouve dans les entreprises aux postes de responsabilités la même proportion de femmes qu’à son niveau à l’embauche. Or les femmes ne représentent que 19,2 % des cadres dirigeants dans les entreprises du secteur privé. Les barrières qui limitent l’accès des femmes aux postes de haut management ont été analysées dès le début des années 1970, sous le prisme du « genre ». Selon cette analyse, les différences « supposées » entre les hommes et les femmes étaient jugées responsables de la difficulté de progression de ces dernières dans leurs carrières. Leur “déficit” en termes de formation, d’expérience, d’autorité… ne les prédisposait pas à occuper des postes de management. À partir des années 1990, les femmes ont pris véritablement conscience de ces discriminations et ont commencé à imposer leurs voix – dans la recherche et dans la sphère publique – et se sont montrées de plus en plus actives dans la lutte contre l’ostracisme dont elles étaient l’objet. Par ailleurs, les gouvernements, les États et les organisations ont progressivement pris conscience du coût de ces discriminations en termes de développement, de progrès et de croissance pour la société.
Effectivement. Les politiques d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ont longtemps été jugées comme une problématique de femmes, destinées à ces dernières, les femmes étant perçues comme étant les uniques bénéficiaires d’une société qui serait plus égalitaire. Le sexe des chercheurs travaillant sur les thématiques liées au genre, quel que soit le champ disciplinaire, sont d’ailleurs souvent des femmes. Les hommes, de leur côté, sont considérés comme étant “l’autre sexe”, qui ne se sentirait pas spécialement concerné par cette question. Ces dernières années, dans les pays du Nord, les hommes et les masculinités ont fait l’objet d’un nombre croissant d’études et de recherches. Celles-ci, qui n’ont rien à voir avec les mouvements masculinistes(1), encouragent simplement les hommes à se montrer plus actifs dans l’égalité, en s’impliquant davantage dans les responsabilités liées à la famille et au soin, en endossant par exemple les responsabilités parentales et en partageant les droits aux congés parentaux avec les mères. Toutes les études montrent que l’égalité professionnelle ne peut être atteinte si l’égalité domestique et familiale n’est pas atteinte. Changer de prisme d’analyse pour cette question, c’est uniquement tourner le regard pour le poser sur les hommes afin de les impliquer davantage dans toutes les problématiques d’égalité. Il faut donc générer des changements au niveau structurel et institutionnaliser, autant que possible, toutes les initiatives pratiques d’égalité. Il s’agit d’une question systémique, qui doit concerner l’ensemble des niveaux d’analyse individuel, organisationnel et sociétal. Ni les lois ni les mentalités, par exemple, ne peuvent évoluer en dehors des situations concrètes dans lesquelles les individus sont engagés. Ce qui signifie que l’ensemble de la société doit se sentir concerné : les décideurs politiques, les parties prenantes, les entreprises, l’école et, bien entendu, les femmes et les hommes.
Plusieurs grandes entreprises ont mené des réflexions approfondies sur la question. Une grande partie d’entre elles sont des organisations multinationales, dont les maisons mères avaient déjà mené une réflexion mondiale et des actions locales, notamment outre-Atlantique. Ces démarches traduisent à la fois une volonté de s’aligner sur les directives du groupe et de communiquer une image plus moderne de l’entreprise. Sans oublier l’opportunisme et le pragmatisme consistant à éviter de se priver de la moitié des talents. On voit émerger également des réseaux d’entreprises qui se sont constitués autour de cette thématique avec des réflexions collectives et du benchmarking pour échanger les pratiques et des actions concernant la promotion des femmes. Par ailleurs, de plus en plus d’entreprises mandatent des collaborateurs ou des cabinets extérieurs pour réfléchir à la mixité de l’encadrement supérieur et pour mener et superviser les différents accords égalité-diversité. Cette tendance est très positive. Il faut désormais que les employeurs dépassent le stade du diagnostic et des états des lieux afin d’accélérer la cadence et atteindre les objectifs d’une réelle égalité. Les entreprises doivent impérativement s’interroger sur leurs pratiques de gestion des ressources humaines et des potentiels et cesser de considérer qu’elles sont neutres, objectives et non génératrices d’inégalité.
(1) Ces recherches abordent l’implication des hommes dans l’égalité entre hommes et femmes en insistant sur les désavantages des hommes ou la « discrimination à l’égard des hommes ».
Parcours
→ Sophia Belghiti-Mahut est habilitée à diriger les recherches en sciences de gestion à l’université Paul-Valéry de Montpellier.
→ Elle a participé à la rédaction de GRH et genre. Les défis de l’égalité hommes-femmes, avec A. Cornet et J. Laufer (Vuibert, 2008), et et coauteure de The role of men in gender equality-European strategies & insights (Rapport de la Commission européene, 2012, Bruxelles).
Lectures
→ Ressources humaines et responsabilités sociétales. S. Frimousse, J. Igalens, J. Orsoni, M. Thévenet (dir). EMS Management & Société, 2014.
→ Femmes dirigeantes en entreprises : des parcours aux leviers d’action, sous la direction de J. Laufer, AFMD-HEC Paris, 2014.
→ Les discriminations entre les femmes et les hommes, sous la direction de F. Milewski, H. Périvier, Les Presses de Sciences Po, 2011.