logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

L’interview

MARIE-PIERRE FEUVIER : « Le bonheur est un sujet de GRH »

L’interview | publié le : 23.09.2014 | VIOLETTE QUEUNIET

Image

MARIE-PIERRE FEUVIER : « Le bonheur est un sujet de GRH »

Crédit photo VIOLETTE QUEUNIET

D’après des travaux issus de la psychologie positive, il est possible d’isoler les paramètres du bonheur au travail et de les activer auprès des collaborateurs. Ce courant, assez actif en Amérique du Nord, arrive en France. Une autre manière pour les DRH et les managers d’appréhender la qualité de vie au travail.

E & C : Vous préparez une thèse sur le bonheur au travail. Cette notion a-t-elle vraiment sa place dans l’entreprise ?

MARIE-PIERRE FEUVRIER : Oui, pour plusieurs raisons. Des études montrent qu’on trouve plus de gens heureux au travail que de gens heureux sans travail. Le travail joue un rôle important dans le bonheur : on a besoin d’activités qui nous procurent du sens, et le travail participe également à la structuration sociale.

Les salariés heureux sont plus performants, comme l’attestent de nombreuses études scientifiques. Car le bonheur est lié à notre motivation et à notre santé mentale. Donc, des salariés heureux, ce sont des salariés motivés, plus autonomes, en meilleure santé mentale ; et cela entraîne de la performance. L’entreprise qui mise sur l’augmentation du bonheur pourrait à la fois accroître son capital social, diminuer ses facteurs de contre-performance, et les salariés y trouveraient une contrepartie de sérénité.

Vous évoquez la psychologie positive, qui est une approche scientifique du bonheur. De quoi s’agit-il ?

C’est un courant né aux États-Unis, mais dont l’origine remonte à la psychologie humaniste, représentée notamment par Maslow, bien connu en raison de son explication de la motivation par la hiérarchie des besoins (pyramide de Maslow). La psychologie humaniste mettait déjà en avant tous les paramètres permettant le développement harmonieux de l’être humain, mais elle était considérée par beaucoup de chercheurs comme peu scientifique. À partir de 1998, avec l’accession du chercheur Martin Seligman à la présidence de l’American Psychological Association, des fonds ont été débloqués pour lancer un nouveau champ d’étude appelé la psychologie positive. Un certain nombre de chercheurs de différents courants s’y sont ralliés. La psychologie positive, c’est l’étude des conditions optimales du fonctionnement de l’humain, de l’individu et des organisations. C’est devenu aujourd’hui un courant reconnu, avec de nombreuses études quantitatives reposant sur plusieurs centaines de personnes interrogées et des publications dans des revues sérieuses aux États-Unis.

Pour les tenants de la psychologie positive, le bonheur est possible et atteignable. Il existe une activité intentionnelle permettant d’intervenir sur la variable bonheur. Des chercheurs ont découvert que les conditions extérieures n’agiraient que pour 10 %, tandis que l’activité intentionnelle d’un sujet pourrait être proche de 40 %. Et il en va de même avec le bonheur professionnel, comme l’explique la théorie du flow.

La théorie du flow cherche à déterminer les conditions du bonheur professionnel.

En effet. C’est une théorie élaborée par le chercheur hongrois Csikszentmihalyi [prononcer Tiksenmihaï]. Il a étudié des milliers de personnes au travail et a interrogé tous ceux qui trouvaient du bonheur dans leur activité. Tous décrivaient une sorte de sentiment de fluidité, qu’il a appelé flow, une sorte d’enchantement qui fait que les personnes n’ont qu’une envie : continuer à travailler. Plusieurs conditions sont nécessaires pour éprouver ce sentiment de flow : les personnes doivent s’engager dans leur activité avec des buts clairs; il doit y avoir une juste adéquation entre leurs aptitudes et les défis à relever. Un niveau de défi trop bas génère l’ennui; un niveau de défi trop haut, du stress. Enfin, il faut avoir du feed-back régulier sur son activité. Comment reconnaît-on qu’on est dans le flow ? Le temps passe vite, on est concentré, absorbé par ce qu’on fait. En situation de flow, la personne ne perçoit plus la tâche comme une contrainte et gagne en épanouissement.

Comment cette théorie peut-elle s’appliquer dans l’entreprise ?

Il faut d’abord partir de la personne, en procédant à une sorte de bilan du flow, de la même façon qu’on fait un bilan de compétences. Cela permet de trouver ce qui, dans son activité, peut être amélioré de façon à éprouver le plus de moments de flow dans une journée de travail. À partir de ces bilans, les DRH et les managers peuvent adapter les fiches de poste aux caractéristiques des personnes. Des consultants déclinent déjà cela dans des entreprises américaines et canadiennes. Mais n’oublions pas qu’une condition du flow est de fixer des buts clairs : ce n’est pas la moindre, car combien de personnes se plaignent actuellement de ne pas savoir pourquoi elles travaillent !

L’entreprise peut aussi jouer sur les paramètres identifiés par Deci & Ryan dans leur théorie des trois besoins psychologiques fondamentaux : autonomie, compétence et relation. L’entreprise peut les favoriser en limitant les procédures, en poussant les salariés à acquérir des compétences qui ne soient pas seulement techniques mais émotionnelles et relationnelles.

Ces théories du bonheur au travail ont-elles une audience dans les entreprises en France ?

Elles sont accueillies diversement. Certains y voient une nouvelle piste pour améliorer la qualité du travail. D’autres, au contraire, parlent d’utopie. Une chose est sûre : la psychologie positive commence à s’implanter en France. Une association de psychologie positive a été créée en 2012, un premier congrès s’est tenu en 2013 à Metz.

Les théories du bonheur au travail sont utilisées dans certaines formations – développement personnel, créativité. Un point est important : le fait qu’il y ait un champ scientifique est un atout face, notamment, au risque de dérive sectaire de certaines formations axées sur le développement personnel.

S’il existe des freins au développement du bonheur au travail, ils résident surtout dans nos croyances. Dans l’inconscient collectif, le travail est lié à la souffrance. Il faut changer de paradigme : passer de l’idée d’un bonheur différé où le travail nourrit d’autres buts – travailler dur toute sa vie pour être heureux à la retraite… ou au paradis ! – à l’idée du bonheur ici et maintenant.

Envisager le bonheur professionnel comme élément de GRH part du postulat qu’il est possible d’intervenir sur la variable bonheur. Pour les DRH, cela peut être une autre manière de répondre aux futures obligations de la qualité de vie au travail.

MARIE-PIERRE FEUVRIER CHERCHEUSE EN ÉDUCATION

Parcours

→ Marie-Pierre Feuvrier a entamé en 2011 une thèse en partenariat avec l’Université catholique de l’Ouest (Angers) et l’université de Sherbrooke (Québec) sur le thème du bonheur au travail, qu’elle soutiendra en 2015.

→ Elle est l’auteure de “Bonheur et travail, oxymore ou piste de management stratégique pour l’entreprise” (Management & Avenir, n° 68) et de “Être heureux au travail : réorientation de parcours et développement du potentiel humain”, à paraître à l’automne dans la revue Kairos.

Lectures

→ Le Défi positif, Thierry Janssen, Pocket 2013

→ Les Responsables porteurs de sens, Vincent Lenhardt, Insep Éditions, 2010.

→ Vivre. La psychologie du bonheur, Mihaly Csikszentmihalyi, Robert Laffont, 2004.

Auteur

  • VIOLETTE QUEUNIET