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« Les DRH ont abandonné la gestion des carrières »

Enjeux | publié le : 09.09.2014 | ÉRIC DELON

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« Les DRH ont abandonné la gestion des carrières »

Crédit photo ÉRIC DELON

Par manque d’ambition ou de moyens, contraintes par un environnement économique instable, les DRH semblent avoir renoncé à gérer de manière proactive la carrière de leurs collaborateurs. Au risque de générer démotivation et frustration.

E & C : Sur la base d’une étude récente, vous affirmez que, depuis quelques années, les départements RH ont cessé de mener des politiques de gestion de carrière volontaristes, et que les cadres doivent désormais trouver seuls les opportunités de mobilité ou de promotion pouvant s’offrir à eux.

Catherine Fabre : C’est en tout cas très clairement la perception qu’en ont les cadres concernés. Les dernières recherches que nous avons menées avec mes collègues sur ce sujet portent sur les carrières des ingénieurs dans les secteurs de l’aéronautique, du spatial, de l’électronique ou de l’informatique. Nous nous sommes demandés comment les carrières de ces cadres étaient gérées, avec l’idée d’analyser plus particulièrement le rôle des comportements proactifs de carrière sur l’évolution professionnelle. Nous avons découvert, avec surprise, qu’ils sont souvent livrés à eux-mêmes pour construire leur propre parcours, sans pour autant qu’on leur en donne les moyens. Dans les secteurs – automobile, aérospatial… – qui fonctionnent en équipes projets, par exemple, la gestion des parcours est bien souvent décentralisée et fragmentée. Dans ce type de configuration, les services RH sont rarement aux commandes pour planifier des mobilités et des parcours de carrière. Ce sont les managers directs qui agissent ou réagissent « au coup par coup ». Les propositions professionnelles émanent le plus souvent des chefs de projet qui doivent constituer des équipes pour des durées de trois ans, par exemple. Dans ce contexte, les cadres qui bénéficient le plus d’opportunités de carrière sont ceux qui se retrouvent au « bon endroit », avec les « bonnes » compétences et à un moment où un besoin de recrutement émerge.

Ce matching ressemble davantage à un fonctionnement de marché, avec des ajustements à la marge, en temps réel, qu’à un système planifié respectant des modèles de carrières classiques.

E & C : Comment expliquez-vous cette tendance ?

C. F. : Dans un contexte économique instable nécessitant davantage de flexibilité, les entreprises considèrent sans doute qu’elles ne sont plus en mesure de garantir la réussite de carrière de leurs salariés et la sécurité de leur emploi. Tout au plus peuvent-elles s’engager à les aider à rester acteur de leur carrière. On assiste à l’instauration d’une nouvelle relation d’emploi, qui repose sur un discours prescriptif dans lequel la proactivité de l’individu concernant sa carrière est présentée comme un atout majeur de réussite et d’épanouissement professionnel. La réalité ne correspond pas, hélas, à cette présentation idéalisée.

E & C : En quoi l’invitation à construire soi-même sa trajectoire professionnelle serait-elle dommageable ?

C. F. : Les ingénieurs que nous avons suivis sont invités à s’exprimer, tous les ans ou tous les deux ans, sur leur souhait d’évolution au sein de leur groupe. Or, trop souvent, ces échanges ne sont pas suivis d’effets. Ces cadres connaissent peu la diversité des parcours envisageables au sein de leur organisation. Selon eux, il est inutile de planifier un parcours de carrière dans un contexte économique incertain, où les groupes projet se font et se défont en fonction des marchés obtenus, des mobilités professionnelles des uns et des autres… Dans ces conditions, les évolutions de carrière s’effectuent davantage par opportunités, par concours de circonstances. Le discours sur la nécessité d’être proactif pour réussir sa carrière est en décalage par rapport au vécu des ingénieurs. Pour eux, la meilleure manière de gérer sa carrière réside dans le fait de se montrer « sérieux » au jour le jour dans leur activité professionnelle, d’une part, et de se rendre visible, d’autre part, afin de multiplier les occasions de rencontres avec d’autres équipes.

E & C : Vous dites que les collaborateurs ont intérêt à comprendre les règles implicites et à essayer de composer avec, plutôt que suivre leur inspiration.

C. F. : En l’absence de parcours de carrière coconstruit avec les départements RH, la liberté laissée aux individus peut aussi être vue comme le cheval de Troie d’un processus de sélection naturelle qui ne dit pas son nom, dans lequel certains parviendront à tirer leur épingle du jeu tandis que d’autres seront in fine déçus de leur trajectoire. Les ingénieurs que nous avons rencontrés « donnent le change », démontrent qu’ils adoptent un comportement conforme aux attentes de leur hiérarchie, même si ces attentes ne sont pas clairement exprimées. Un exemple de conformisme aux normes implicites concerne la mobilité professionnelle. La fréquence de cette mobilité est souvent considérée par les ingénieurs comme constituant un signe de dynamisme, un moyen de garder un curriculum vitae attractif pour un futur recruteur, interne ou externe. Conserver le même poste plus de quatre ou cinq ans est fréquemment perçu comme une baisse d’employabilité, entraînant une perte de maîtrise de sa carrière. Changer régulièrement de poste devient une fin en soi. Dans ces conditions, peut-on encore parler d’autodétermination?

E & C : Les DRH devraient-ils reprendre la main sur les carrières des collaborateurs, et quel serait leur intérêt à le faire ?

C. F. : Laisser aux managers l’initiative du recrutement, sans leur soutien, peut s’avérer contre-productif : manque de lisibilité des parcours accessibles, capital humain non utilisé à son juste potentiel, problèmes d’équité interne aboutissant à un sentiment d’injustice… L’évolution professionnelle est une préoccupation importante pour les cadres, car, s’ils sont peu victimes du chômage, ils peuvent néanmoins plafonner dans leur évolution. Beaucoup d’entre eux considèrent que les RH ne les aident pas et que les outils proposés, tels que les entretiens professionnels, trop centrés sur leurs aspirations, leur sont de peu d’utilité. D’autres actions accompagneraient sans doute mieux les collaborateurs dans leurs choix : communication sur les métiers existants – formation métiers, répertoire des métiers –, sur les départs prévus, sur les axes stratégiques de développement… Les entretiens annuels d’évaluation sont des outils utiles, à condition de faire correspondre les souhaits individuels d’évolution aux besoins identifiés en interne, via des revues de carrière annuelles, l’établissement de plans de remplacement, etc.

PARCOURS

• Catherine Fabre est maître de conférences à l’IAE de Bordeaux, au sein du laboratoire Irgo (Institut de recherche en gestion des organisations).

• Elle a publié de nombreux articles dans des revues scientifiques.

• Elle a remporté, avec ses coauteures, Anne-Laure Gatignon et Séverine Ventolini, le prix de la meilleure communication lors du dernier congrès de l’AGRH : « Soyez proactif pour gérer votre carrière ! Du discours managérial à la théorie », 2013.

LECTURES

• Contrat psychologique et organisations. Comprendre les accords écrits et non écrits, de D. M. Rousseau, P. De Rozario, R. Jardat, Y. Pesqueux, Pearson, 2014.

• La Manager et le Philosophe. Femmes et hommes dans l’entreprise : les nouveaux défis, d’Isabelle Barth et Yann-Hervé Martin, Le Passeur Éditeur, 2014.

• Réinventer le management des ressources humaines : Une métamorphose obligée, de Bernard Galambaud, Éditions Liaisons, 2014.

Auteur

  • ÉRIC DELON