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« Le sentiment de fin de vie professionnelle est lié à une expérience négative »

Enjeux | publié le : 24.06.2014 | PAULINE RABILLOUX

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« Le sentiment de fin de vie professionnelle est lié à une expérience négative »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Le sentiment de fin de vie professionnelle favorise le désengagement des salariés et nuit à la productivité. Largement tributaire des conditions de travail et d’un traitement discriminatoire des âges, ce sentiment peut être retardé par les entreprises au bénéfice de tous, et pas seulement des seniors.

E & C : Que faut-il entendre par sentiment de fin de vie professionnelle ?

Éléonore Marbot : Le sentiment de fin de vie professionnelle gagne les individus au travail quand, pour une raison où une autre, ils en viennent à penser qu’il est temps pour eux de s’investir prioritairement dans autre chose que leur travail, ou bien parce que ce travail est devenu pour eux sans attrait, ou encore parce que d’autres priorités apparaissent dont l’importance relègue le travail à la marge de leurs intérêts comme partie inessentielle, voire importune de leur vie, à laquelle ils souhaiteraient pouvoir échapper.

Ce sentiment se traduit par les six manifestations suivantes : un désengagement au travail, un recentrage sur soi, un changement du rôle social et des objectifs de vie au profit d’une valorisation d’un rôle et d’objectifs extraprofessionnels, une prise en compte de l’échéance de la fin de vie, qui devient quelque chose auquel on réfléchit, une acceptation de son âge. Non seulement les individus sont alors conscients d’avoir pris un “coup de vieux” par rapport à un temps où ils se sentaient plus dynamiques et moins fatigués, mais encore, ils acceptent d’avoir “fait leur temps” et sont prêts à laisser leur place aux générations montantes en s’engageant dans une autre sphère.

E & C : Ce sentiment est-il strictement lié à l’âge ?

E. M. : Il est d’abord lié à une expérience négative de la vie au travail. Tout le monde peut le ressentir, les jeunes comme les seniors. Cependant, sur trois points au moins, la coloration des sentiments est différente selon l’âge.

Il arrive que des personnes jeunes se désengagent d’un travail, vivent une évolution de leur rôle qui fait passer le travail au second plan ou changent d’objectifs de vie, mais ils sont peu concernés par les dimensions de recentrage sur soi, la nécessité d’avoir à accepter son âge et, évidemment, sauf rares exceptions, par l’idée qu’ils ont fait leur temps et que leur fin approche. A contrario, des seniors qui se plaisent dans ce qu’ils font pensent rarement à leur âge. Ils ne sont pas encore concernés par le sentiment de fin de vie professionnelle. Ils admettent qu’ils se fatiguent « un peu plus vite que par le passé », mais cela n’a pas d’influence sur leur travail. Cette fatigue est compensée par leur expérience et leur maturité. La mort, comme la perception de la vieillesse et de la retraite, est loin d’être acceptée. Ils refusent de s’attarder à y penser et ils n’en parlent pas spontanément.

E & C : Quels sont les rapports entre sentiment de fin de vie professionnelle et désengagement au travail ?

E. M. : Pour les personnes concernées par le sentiment de fin de vie professionnelle, le travail représente une corvée quotidienne obligatoire mais non essentielle. C’est un moyen et non une fin, elles le subissent. Leur engagement au travail est donc très faible. Ces personnes expliquent leur détachement par l’évolution de la relation âge-travail. Toutes admettent qu’elles n’ont pas tout au long de leur carrière été si peu engagées. Mais, à la suite d’un échec, des conséquences de leur âge – fatigue –, de leur évolution psychologique ou familiale, elles se sont désengagées. Les individus concernés relativisent leur place sociale et aspirent à vivre à leur propre rythme au gré de leurs envies. La retraite leur paraît corrélativement plus attractive. Non seulement ces salariés acceptent de ne plus être dans la course, mais ils le revendiquent, cette revendication leur permettant, en quelque sorte, de se protéger de ce qu’ils continuent à vivre dans leur emploi.

Les enjeux sont très importants pour l’entreprise en termes de productivité et de climat social. L’idéal est évidemment de faire coïncider l’âge de la retraite et le sentiment de fin de vie professionnelle, afin que l’individu ne souffre pas quand il doit se retirer. Si l’on considère que l’entreprise est en grande partie responsable d’un sentiment précoce de fin de vie professionnelle, du fait de la manière dont elle organise le travail et gère le management, les marges de manœuvre sont réelles. Ce sentiment apparaît à la conjonction d’une évolution personnelle physique ou psychique, d’une insatisfaction au travail et d’une représentation a contrario valorisée du moment où l’on pourra enfin se soustraire à l’emploi. Il appartient à l’entreprise d’agir non seulement sur la composante de satisfaction au travail mais également d’étudier les représentations que les salariés se font de l’âge ou de la cessation d’activité.

E & C : Comment la GRH peut-elle éviter que ce sentiment ne se manifeste trop tôt ?

E. M. : La gestion de la satisfaction au travail a pour effet de retarder la conscience du vieillissement. Cela est vrai des conditions ergonomiques et également de composantes plus organisationnelles, comme la responsabilité ou l’autonomie dans l’emploi. Le sentiment d’usure au travail est d’abord lié aux conditions de travail. Par ailleurs, il faut prendre conscience que toute politique de ressources humaines discriminante pour les seniors est susceptible de contribuer à créer ou à favoriser le sentiment de fin de vie professionnelle, que cette discrimination soit positive ou négative. De ce fait, toute politique de gestion par les âges s’avère stigmatisante, même quand elle prétend, au contraire, favoriser le maintien dans l’emploi des seniors. Les quotas de formation, de promotion, de mobilité, etc. viennent rappeler non seulement aux seniors mais à tous les salariés que l’âge est une composante essentielle de la carrière. Cela n’a aucun sens du point de vue de la compétence et de la performance. Il faut impérativement remplacer la notion d’âge par celle « d’ancienneté dans le poste », qui est la seule à faire sens du point de vue de la productivité. Enfin, il appartient aux directions des ressources humaines de sensibiliser les managers aux questions de non-discrimination par l’âge et de performance collective. Retarder le sentiment de fin de vie professionnelle et favoriser un bon climat intergénérationnel de coopération concerne tous les salariés à tous les moments de la vie professionnelle et dès le début de leur carrière.

PARCOURS

• Éléonore Marbot est maître de conférences à l’École de management de l’université d’Auvergne. Ses recherches portent sur les seniors, la gestion des âges et la diversité

• Elle est l’auteure de plusieurs articles et d’ouvrages, dont Les âges existent-ils ?, avec Sophie Le Garrec (Éditions de l’Hèbe, 2013) et Exemple de pratique de gestion de la diversité à la française : réalité, opportunité et aliénation, avec Brigitte Nivet (in Management International, 2013).

LECTURES

• Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, Vincent Caradec, Armand Colin, 2008.

• Le Travail est-il dangereux pour la santé ?, Sophie Le Garrec et Alain-Max Guénette, Éditions de l’Hèbe, 2013.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX