logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Pratiques

Le préjudice d’anxiété coûte cher aux entreprises

Pratiques | publié le : 15.04.2014 | ROZENN LE SAINT

Image

Le préjudice d’anxiété coûte cher aux entreprises

Crédit photo ROZENN LE SAINT

Depuis 2010 et l’apparition du préjudice d’anxiété pour les salariés exposés à l’amiante qui craignent de devenir malades, les demandes d’indemnisation se multiplient : les directions crient à l’instrumentalisation et cherchent à individualiser les dossiers, à contre-courant de la jurisprudence.

Le préjudice d’anxiété, quand il est reconnu, exige l’indemnisation des victimes directement du compte de l’entreprise. Alors, depuis sa reconnaissance le 11 mai 2010 (lire l’encadré), les directions mettent en avant les conséquences économiques considérables compte tenu de la multiplication de ces procédures : « Quelques milliers de personnes en ont bénéficié », estime Me Jean-Paul Teissonnière, depuis qu’il a permis son obtention pour la première fois aux salariés de la papeterie d’Ahlstrom. La Cour de cassation avait alors reconnu la légitimité d’indemniser un préjudice caractérisé par l’angoisse permanente de développer une maladie liée à l’amiante.

« Pour beaucoup, les entreprises ont le sentiment qu’elles paient quelque chose qui relève d’un risque sociétal passé : l’état d’avancée de la science ne permettait pas de considérer la dangerosité de l’amiante », plaide Me Stéphane Béal, avocat au cabinet Fidal. Un argument contrecarré par Me Frédéric Quinquis, du cabinet Ledoux : « L’amiante a fait gagner des fortunes aux sociétés à l’époque, elles ne se sont pas posé la question de la santé de leurs salariés, il est temps qu’elles paient pour l’anxiété générée par une exposition qui peut entraîner à l’avenir une pathologie. » Et Me Teissonnière de renchérir : « Les entreprises ne sont pas au-dessus des lois ! Pourquoi bénéficieraient-elles d’un principe général d’irresponsabilité ? »

Au-delà de l’argument économique, les directions mettent en cause le manque de justification exigé. La Cour de cassation a confirmé la jurisprudence en précisant, le 4 avril, que les salariés qui ont travaillé dans un établissement utilisant de l’amiante ont droit à une indemnité d’anxiété sans avoir à la prouver. L’indemnisation est donc systématique pour ceux ayant exercé dans une entreprise listée par le ministère du Travail, comme pour l’Allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (Acaata). Or « c’est autant valable pour une dactylo qui n’a jamais été en contact avec l’amiante que pour un ouvrier des haut-fourneaux », déplore un avocat pro-employeur. Les défenseurs des salariés insistent, d’une part, sur les enquêtes administratives menées par l’inspection du travail pour établir les listes d’entreprises concernées par l’Acaata. D’autre part, « la pollution ne s’est ni arrêtée aux limites des postes de travail, ni aux portes de l’usine. Les secrétaires travaillaient le plus souvent à l’étage au-dessus, or l’amiante est d’une extraordinaire volatilité, elles ont très bien pu être contaminées! », assure Jean-Paul Teissonnière.

Condamnation systématique

Pour autant, les cabinets défendant les employeurs rejettent les indemnités forfaitaires sans preuve d’exposition réelle à l’amiante. D’ailleurs, ils anglent leurs plaidoiries sur l’individualisation des dossiers, pour arguer du court temps d’exposition de certains ou de l’absence de contact avec l’amiante pour d’autres. Par exemple, les milliers de salariés du port de Marseille seraient en droit de demander une compensation systématique, sachant que les indemnités sont généralement comprises entre 7 000 et 10 000 euros. « Cela commence à faire… Pourtant, le secteur des ports maritimes n’est pas en pleine forme économique ! Et dire que, parmi l’ensemble des salariés, il y en a peut-être un ou deux qui ont été réellement exposés ! Avec le mécanisme de la charge de la preuve, on arrive à une condamnation systématique », regrette Stéphane Béal.

Des risques difficiles à mesurer

Quelques cours d’appel, comme celle d’Aix-en-Provence, sortent de la droite lignée de la jurisprudence en établissant une nuance selon l’intensité du danger. « Enfin une réponse à l’instrumentalisation du préjudice d’anxiété ! », se félicite l’avocat du cabinet Fidal. Mais les risques d’exposition demeurent difficiles à mesurer, compte tenu de la volatilité de la fibre et du hasard des contaminations. C’est même ce pour quoi le préjudice d’anxiété est plaidé. « Comment calculer ? interroge Me Teissonnière. Il faudrait une métrologie de la contamination de l’amiante qui serait nécessairement arbitraire. »

En plus de la preuve de l’exposition, les entreprises demandent que l’anxiété soit également médicalement établie, individuellement. « L’indemnisation ne nécessite pas que le salarié soit soumis à des contrôles ou des examens médicaux réguliers qui pourraient montrer l’angoisse face à la potentialité d’être contaminé », déplore Me Stéphane Béal. Or, le 4 avril, la Cour de cassation a tranché : il ne leur est pas demandé de prouver qu’ils se soumettent à des examens médicaux réguliers, qu’ils manifestent une crainte particulière ou qu’ils ont, par inquiétude, changé leurs modes de vie.

Enfin, les entreprises craignent que le préjudice d’anxiété s’étende aux autres expositions professionnelles. Des salariés ayant travaillé dans des bars quand fumer y était autorisé pourraient attaquer leur employeur pour la crainte suscitée par la survenue d’un cancer du poumon. « Mais encore faudrait-il prouver la causalité et la responsabilité de l’employeur. Avec l’amiante et les listes du ministère, les choses sont facilitées », rappelle Me Béal. Une conséquence probable que Me Frédéric Quinquis voit plutôt comme une avancée : « Connaissant l’état du droit concernant le préjudice d’anxiété et l’amiante, pour éviter de se retrouver face au même problème dans quelques années avec l’utilisation d’autres produits toxiques, les employeurs pourraient être davantage incités à renforcer les équipements de protections individuels », estime l’avocat. Un bon point pour la prévention.

L’ESSENTIEL

1 L’arrêt de la Cour de cassation du 11 mai 2010 reconnaît le préjudice d’anxiété pour les victimes de l’amiante.

2 La haute juridiction a précisé le 4 avril 2014 que les salariés ayant travaillé dans un établissement utilisant l’amiante ont droit à une indemnité d’anxiété sans avoir à la prouver.

3 Les indemnités versées par les entreprises oscillent généralement entre 7 000 et 10 000 euros.

AHLSTROM
Une première reconnaissance de l’inquiétude des salariés

Comme souvent dans le droit de la santé au travail, l’amiante a été l’élément déclencheur. Les salariés de la papeterie Ahlstrom attaquent leur employeur aux prud’hommes. Me Jean-Paul Teissonnière plaide le préjudice économique, leur allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (Acaata) étant d’un montant inférieur à leur salaire antérieur. Par ailleurs, il demande un préjudice d’anxiété, fondé sur la peur de tomber un jour malade à la suite d’une exposition à l’amiante, sachant que le temps de latence entre le moment où l’on respire ces fibres et la survenue d’une maladie professionnelle peut atteindre deux, trois, voire quatre décennies. Le 11 mai 2010, un arrêt de la cour de cassation reconnaît le préjudice d’anxiété des salariés d’Ahlstrom. Le patronat craint des procédures sérielles qui déstabiliseraient leur équilibre économique, d’autant plus que l’inscription de l’employeur sur les listes du ministère du Travail donnant droit à l’Acaata est un élément de justification suffisant devant les tribunaux. « L’amiante a donné lieu à une industrialisation des contaminations, il ne faut pas s’étonner que cela implique une sérialisation des procédures », justifie Me Jean-Paul Teissonnière. Le 25 septembre 2013, un arrêt de la Cour de cassation lui donne raison et confirme la position.

Auteur

  • ROZENN LE SAINT