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UNE NOUVELLE COMPÉTENCE POUR LES MANAGERS ?

Enquête | publié le : 08.04.2014 | GUILLAUME LE NAGARD

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UNE NOUVELLE COMPÉTENCE POUR LES MANAGERS ?

Crédit photo GUILLAUME LE NAGARD

Le management est de moins en moins considéré comme un exercice gestionnaire et exclusivement rationnel : certaines entreprises estiment que les émotions contribuent à la performance. Mais comment les identifier, les gérer ? C’est l’objet de formations, d’ateliers, de coachings… inspirés du concept désormais fameux d’intelligence émotionnelle. Exemples.

S’il faut en croire les dirigeants des grandes sociétés de l’Internet, le bon manager est bien plus qu’un être doué de raison. Il lui faut aussi connaître et maîtriser ses émotions. C’est une forme de compétence que Google, LinkedIn ou Twitter s’efforcent de développer chez leurs cadres. Tendance managériale en vogue, la mindfulness (méditation ou état de plei­ne conscience) fait un tabac dans la Silicon Valley. Chade Meng Tan, employé n° 107 de Google, a par exemple fait de son programme Search Inside Yourself – à l’origine destiné aux collaborateurs de l’entreprise –, l’objet d’un institut de formation qui a déjà pour clients Plantronics, SAP, LinkedIn ou Schlumberger. Les interventions des gourous de la méditation se multiplient dans les start-up de Bay area, la baie de San Francisco, mais aussi, par exemple, à Minneapolis (Minnesota), dans une entreprise bien plus traditionnelle comme General Mills, groupe du secteur agroalimentaire qui considère le yoga et la méditation comme des piliers de sa culture d’entreprise.

Les zélateurs de la mindfulness ont leur rendez-vous annuel avec la conférence Wisdom 2.0, un événement créé sous l’égide de Facebook, Twitter, eBay, Zinga et PayPal et avec des cadres de Google, Microsoft, Cisco, ainsi que des experts de la méditation et des maîtres du yoga. Cet événement “new age” doit d’ailleurs s’exporter en Europe avec une première édition dublinoise en septembre prochain.

Une offre de formation en croissance

Si cette vogue managériale se teinte d’orientalisme sur la côte Ouest américaine, la gestion des émotions fait aussi partie, depuis plusieurs années, des programmes de formation proposés sur le Vieux Continent.

À Cegos, premier intervenant privé en formation continue en France, « l’offre liée au développement personnel est en croissance, assure Étienne Basse, responsable de ces programmes. Et, dans ce cadre, un cinquième au moins des stagiaires suivent des formations sur la thématique des émotions ». Exemples : “Gérer les émotions et les conflits”, ou “Gérer et utiliser ses émotions pour être plus efficace”.

La tendance bénéficie notamment du succès du concept d’intelligence émotionnelle. Le terme, forgé en 1990 par deux auteurs américains, Salovey et Mayer, désigne pour eux une « forme d’intelligence sociale qui implique l’aptitude à contrôler ses propres émotions et celles des autres, à discriminer entre elles et à utiliser cette information pour guider à la fois sa pensée et son action ». Mais c’est l’ouvrage L’Intelligence émotionnelle de Daniel Goleman, psychologue et journaliste au New York Times, qui suscitera à partir de 1995 des recherches en éducation, psychologie et neurologie, ainsi que de nombreux développements en sciences de gestion. Ce modèle doit sa prospérité à l’affirmation selon laquelle l’intelligence émotionnelle serait un facteur de réussite individuelle et organisationnelle. Et ce au même titre, voire plus encore, que la plus classique intelligence cognitive.

Un domaine à explorer

Au-delà des réserves méthodologiques qu’ils ont suscitées (lire p. 24), les travaux de Daniel Goleman – qui collabore aujourd’hui avec Hay Group – ont eu le mérite de mobiliser les entreprises sur les émotions dans le travail. Au même moment, l’incertitude de l’environnement des affaires, les risques liés au stress, la demande de qualité de vie au travail, poussent aussi à explorer l’aspect émotionnel de la relation à la hiérarchie. « Ce coming out des émotions dans le management ne manque pas de logique, estime Philippe Détrie, fondateur de la toute jeune Maison du Management. On ne peut pas demander au manager de devenir coach, accompagnant de ses collaborateurs, tout en faisant l’impasse sur l’émotion. » À la demande de ses adhérents, il a d’ailleurs intégré cette année dans son programme de colloques et d’ateliers plusieurs rendez-vous sur ce thème.

Les piliers des formations sont l’identification et la gestion des émotions, la communication des émotions, l’interprétation des émotions d’autrui, l’adaptation à ces émotions. « Le premier, qui fait écho à la psychologie positive et qui consiste à aider les individus à mieux se connaître, est le plus largement mis en place dans les séminaires », constate Cécile Dejoux, responsable des formations RH du Cnam (lire aussi p. 28).

Orange, lourdement frappé par la crise des suicides et dont l’Observatoire du stress et des mobilités forcées vient de relever une recrudescence des drames – pour des raisons qui ne tiennent pas toutes à l’organisation de l’entreprise d’après les syndicats eux-mêmes –, continue de fonder une part de l’amélioration du management, inscrite dans son nouveau contrat social, sur les compétences relationnelles des managers. « Dès la création d’Orange Campus en 2011, nous avons mis en œuvre une formation pour intégrer la gestion des émotions dans le management, indique Gérard Duchemin, responsable des programmes de développement personnel de cette université d’entreprise. À la sortie de la crise, le groupe s’est efforcé de créer un environnement de travail sans stress en identifiant deux leviers : l’organisation du travail, mais aussi les comportements. » Au-delà du cadre des RPS, ces formations, qui visent à “fluidifier” les relations avec leurs équipes pour les cadres qui le souhaitent, rencontrent un grand succès par le simple buzz interne : 500 managers environ se forment chaque année, « sur 12 000 en France, ce qui traduit la limite de cette démarche, nuance Gérard Duchemin, même si la question des émotions se retrouve dans d’autres modules, comme “motiver et impliquer” ou encore dans des formations d’accès à des postes du type “Je deviens manager d’équipe” ».

Un bien-être générateur de performance

PepsiCo France, qui fait du « bien-être émotionnel », selon le mot de son DRH Stéphane Saba, un levier de performance durable pour ses 600 salariés, multiplie en ce moment des séances de formation à la gestion des émotions pour ses managers. Son objectif est plutôt de préparer ses cadres à faire face aux changements et à être efficaces dans le cadre d’une entreprise internationale. « Ces programmes ont été élaborés à l’issue d’ateliers de travail qui ont duré un an, explique le DRH. Ils portaient sur les attentes des managers dans un contexte de mutation, avec l’internationalisation des modes de travail, qui conduit à multiplier les projets et les échanges avec des collaborateurs de cultures différentes, mais aussi avec la question intergénérationnelle, par exemple. »

Des groupes mixtes d’une douzaine de personnes issues du management et de la fonction RH échangent avec des coachs certifiés lors de deux modules de deux jours. Au menu, des mises en situation et des jeux de rôle, par exemple sur le thème : oser le feedback (précautions oratoires, l’inscrire dans une atmosphère positive). « Ce programme a vocation à devenir pérenne, précise Stéphane Saba, dans la mesure où nous accueillons régulièrement de nouveaux managers. »

Outre les sessions de formation, la sensibilisation à l’aspect émotionnel du leadership peut prendre la forme d’atelier de codéveloppement, comme dans le groupe Covea, dont la filiale MMA a initié dès 2008 des rencontres de cadres en petits groupes accompagnés par un coach pendant neuf mois à un an. Six cents d’entre eux ont d’ores et déjà suivi ce programme (lire p.25). Cisco France déploie de son côté un programme encore plus personnalisé de co-coaching, accompagné par l’Institut français d’action contre le stress (Ifas) (lire p. 27).

Difficile évaluation

L’évaluation de l’efficacité de ce type de formation pour une organisation reste malaisée. S’il est complexe de mesurer la “compétence émotionnelle” d’un manager, les outils d’évaluation de la qualité du leadership peuvent fournir des indicateurs intermédiaires : 360° feed-back à Pepsico, complété par une enquête annuelle de qualité du management, anonyme et au niveau de chaque équipe, suscitant de nombreux verbatim. « Elle est réalisée dans une perspective de pédagogie et elle permet d’orienter vers des formations », précise Stéphane Saba. Et dans la mesure de la performance des cadres en matière de développement humain figure un indicateur sur la reconnaissance et sur la considération portée aux collaborateurs.

Quelques autres entreprises ont introduit des indicateurs liés aux soft skills ou aux “compétences people” dans leur évaluation des managers. Et beaucoup scrutent désormais les résultats de leur enquête de climat social, ce à quoi le mouvement de la QVT, ou qualité de vie au travail, les incite.

Des spécialistes de la prévention du stress observent eux-mêmes avec intérêt cette montée de l’intelligence des émotions. « Les entreprises édictent aujourd’hui des codes comportementaux pour s’assurer que la ligne hiérarchique travaille de façon efficace mais aussi respectueuse vis-à-vis des collaborateurs, explique Éric Albert, directeur de l’Ifas. Or on ne peut pas aborder les comportements sans parler des émotions. Cette approche ne fragilise pas, elle aide à se poser les bonnes questions, à comprendre les mécanismes émotionnels à l’œuvre et à apaiser les relations. »

Jean-Claude Delgène, qui dirige Technologia, cabinet d’expertise auprès des CE et CHSCT, voit cette approche émotionnelle, encore peu exposée aux partenaires sociaux dans les entreprises, comme un signal faible intéressant : « Les raisons d’un burn-out sont à la fois une charge de travail importante et la mobilisation d’émotions négatives dans ce travail. Se remobiliser ou mobiliser sur des émotions positives est intéressant. On ne peut pas demander à un manager d’être un “psy”, mais apprendre à se connaître soi-même est utile à tous. »

L’ESSENTIEL

1 Les émotions font de plus en plus irruption dans la réflexion sur le leadership et les compétences des managers, rompant avec un modèle exclusivement fondé sur une logique gestionnaire et rationaliste.

2 Le concept d’Intelligence émotionnelle a été développé par des auteurs américains qui en déclinent un modèle opérationnel pour le monde du travail, d’où son succès.

3 Formations, codéveloppement, coaching : certaines entreprises font de la gestion des émotions un facteur d’amélioration de la qualité du management, parfois dans une logique de qualité de vie au travail.

Bibliographie

D. Goleman. L’Intelligence émotionnelle, comment transformer ses émotions en intelligence, Robert Laffont, 1997. Et L’Intelligence émotionnelle au travail, Village mondial, 2005.

R. Bar-On et J. D. A. Parker. The Handbook of Emotional Intelligence. Jossey-Bass, 2000 (anglais).

D. Goleman, R. Boyatzis, A. McKee. L’intelligence émotionnelle au travail, Village mondial, 2002.

C. Haag et J. Séguéla. Génération Q.E., Pearson, 2009.

A. Damasio. L’erreur de Descartes : la raison des émotions. Odile Jacob, 1995.

C.-M. Tan. Search Inside Yourself, Harper Collins, 2012 (anglais).

J.-F. Chanlat. « Émotions, organisation et management : une réflexion critique sur la notion d’intelligence émotionnelle », Travailler n° 9, 2003.

O. Herrbach, K. Mignonac, B. Sire. « L’intelligence émotionnelle : quelle innovation pour la gestion des ressources humaines », Actes du Congrès AGRH, 2003 <www.reims-ms.fr/agrh>

Auteur

  • GUILLAUME LE NAGARD