logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enjeux

« Le travail réel n’est plus la préoccupation des dirigeants »

Enjeux | publié le : 08.04.2014 | GAËLLE PICUT

Image

« Le travail réel n’est plus la préoccupation des dirigeants »

Crédit photo GAËLLE PICUT

Les nouvelles temporalités, marquées par l’urgence et l’immédiateté, ont bouleversé le mode d’action des entreprises. Le travail des salariés s’en trouve affecté, souvent au détriment du bien-être et du sens.

E & C : Les entreprises vivent sous le signe de l’accélération continue et de l’urgence. Quelles en sont les causes ?

Nicole Aubert : C’est avec la conjonction de l’avènement des nouvelles technologies – e-mail, smartphone, Internet – et du triomphe du capitalisme financier, fondé sur une exigence de rentabilité à court terme, que sont apparues de nouvelles façons de vivre le temps : instantanéité, immédiateté et, enfin, urgence, qui imprègne dorénavant tout le mode de vie et d’action des entreprises. Elles travaillent dans l’urgence pour répondre aux nouvelles exigences d’une compétition économique qui a basculé dans le champ du temps. Il faut être plus rapide que ses concurrents si on veut survivre. À des degrés divers, les entreprises sont soumises à ce régime. Ceci a entraîné une transformation du travail en entreprise et des conséquences pour l’individu, que j’ai pu analyser à travers des entretiens réalisés ces cinq dernières années.

La rupture a eu lieu dans les années 1980, en Europe, lorsque le capitalisme financier a succédé au capitalisme industriel. Or, tout les oppose: le rapport au temps, au profit, à l’entreprise. Bien sûr, l’entreprise était déjà une source de profit, mais elle n’était pas que cela : elle était aussi une réalisation, une œuvre construite autour d’un métier ou d’un produit précis. Cela a été le cas pour les grands capitaines d’industries tels que Marcel Dassault, Francis Bouygues, mais aussi Bill Gates ou Steve Jobs. Pour eux, la passion du produit, du métier, est essentielle. Ils étaient animés d’une pulsion de réalisation, avec l’ambition de changer les modes de vie, voire le monde. Dans le capitalisme financier, au contraire, l’entreprise n’existe que comme une marchandise, un produit financier que l’on va valoriser au maximum avant de la vendre en réalisant le gain le plus important possible. On est dans une pulsion d’accumulation d’argent. Le rapport au temps n’est plus du tout le même. Ce n’est plus un rythme long, avec un profit accumulé pour être réinvesti, mais un temps très court, une accélération incessante, induite par les nouvelles technologies grâce auxquelles on voit par exemple des traders utiliser des logiciels qui leur permettent d’être plus rapides que leurs concurrents de quelques microsecondes. Ce capitalisme a tendance à n’obéir qu’à une seule logique, celle de l’enrichissement, et à ne plus prendre en compte la dimension humaine ou celle de l’intérêt général. En ce sens, c’est un capitalisme mortifère, qui crée du désordre et de l’instabilité.

E & C : Quelles sont les conséquences pour les salariés ?

N. A. : Ces rythmes de l’urgence et de l’immédiateté impactent le vécu des acteurs de l’entreprise. Dans ce contexte économique, l’entreprise privilégie une culture de la réactivité extrême et de l’adaptabilité permanente au détriment de la compétence longuement accumulée, de la culture du métier, de la loyauté professionnelle. Ces qualités demandées peuvent être source d’angoisse et aboutir à un travail médiocre. Cette injonction à la flexibilité et à la performance toujours plus poussées est lourde de conséquences pour l’individu. Elle peut entraîner des pathologies d’épuisement.

Le travail réel semble avoir disparu pour les dirigeants. Seuls les objectifs et la performance financière deviennent essentiels. Par exemple, des salariés du secteur bancaire que j’ai rencontrés se plaignent car leurs activités de conseil, de même que la qualité du service rendu ont disparu, remplacés par la culture du résultat. Nous sommes passés à une logique du “combien” et non plus du “comment”. On ne s’occupe plus du qualitatif.

La dimension du sens, pourtant fondamentale, se perd dans un maelström d’actions désordonnées et de projets parcellisés. L’entreprise est dans un mouvement permanent, mais sans que l’on n’en comprenne toujours les raisons. On se retrouve dans un scénario de la performance impossible. On augmente sans cesse les objectifs, imposés plus que négociés. Les décisions, voire les injonctions, tombent les unes après les autres, de plus en plus vite, parfois de façon brutale par e-mail. Il n’y a plus de travail de pédagogie, plus le temps de l’appropriation. On assiste à une fuite en avant permanente, où la réorganisation devient souvent une fin en soi et n’est plus évaluée.

Par ailleurs, on assiste à une inflation, une avalanche même, des process et du reporting, qui ont pris le dessus sur le management. Cela a rendu le lien managérial abstrait et a alourdi le travail. La procédurisation étouffe le cœur du métier, le lien social et la créativité. Le métier n’est plus un socle de réassurance pour les salariés. Il se parcellise et se désincarne. Par ailleurs, ces logiques de l’urgence ont érodé les relations humaines et les temps de convivialité.

E & C : Les courriels et les smartphones sont-ils devenus de nouveaux outils d’aliénation ?

N. A. : Les salariés vivent dans une urgence bureaucratique. Les e-mails sont devenus très étouffants et ont considérablement alourdi la charge de travail. Nous sommes devenus dépendants de ce temps court, haché, pulvérisé. On ne peut plus prendre des temps longs de réflexion.

De son côté, l’arrivée des smartphones n’a fait qu’aggraver l’accélération permanente. C’est un moyen de gagner du temps, donc de l’argent. Mais, en contrepartie, ils exigent de la réactivité et fonctionnent comme un lien continu. On assiste à une fusion des mondes professionnel et personnel. Pour certains, on peut même parler d’addiction. Ils répondent à leurs e-mails jusqu’à minuit et plus, ou très tôt le matin. La conjonction de tous ces éléments fait que de plus en plus de salariés sont en situation de pré-burn-out, comme possédés par leur entreprise et leur travail.

E & C : Les entreprises peuvent-elles résister à ces logiques ?

N. A. : On ne peut pas considérer toutes les entreprises de la même façon, car différents facteurs entrent en jeu : leur histoire, leur culture, le management, la situation économique, l’environnement technologique, la concurrence mondiale… en un mot, leur dépendance plus ou moins grande par rapport aux exigences du capitalisme financier.

Certaines entreprises tentent de résister en mettant en place par exemple des chartes de déontologie pour gérer l’usage de l’e-mail en dehors des heures de travail. Mais l’on constate que même des entreprises publiques sont touchées par ces phénomènes. C’est le cas par exemple de l’hôpital public, où les conditions de travail se sont très fortement dégradées. Le mouvement économique mondial fait que l’on n’a pas beaucoup de chance de décélérer. Je ne crois pas beaucoup au ralentissement, ou alors, il faudrait que la prise de conscience soit mondiale. Certes, il existe des expériences de décélération, mais cela ne touche que des sphères précises et ponctuelles de la société.

E & C : Quel rôle peuvent jouer les DRH ?

N. A. : Quand un DRH perçoit les problèmes, il peut essayer de les modérer. Il doit veiller, par exemple, à ce que les temps non directement productifs, de création et de formation, soient préservés. Mais, un DRH, seul ne peut rien faire…

PARCOURS

• Nicole Aubert est professeure émérite au département Stratégie, hommes et organisation d’ESCP Europe.

• Ses travaux de recherche portent notamment sur l’impact des nouvelles temporalités (urgence, immédiateté…) et sur ce que vivent les individus dans leur contexte de travail.

• Elle est l’auteure entre autres du Culte de l’urgence (Flammarion, 2003) et des Tyrannies de la visibilité (Érès, 2011).

LECTURES

• Travail, les raisons de la colère, Vincent de Gaulejac, Seuil, 2011.

• La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Frédéric Lordon, Fayard, 2009.

Auteur

  • GAËLLE PICUT