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« Il faut reconnaître un préjudice spécifique de discrimination »

Enjeux | publié le : 25.03.2014 | VÉRONIQUE VIGNE-LEPAGE

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« Il faut reconnaître un préjudice spécifique de discrimination »

Crédit photo VÉRONIQUE VIGNE-LEPAGE

La discrimination est une atteinte à la dignité de la personne et peut avoir sur elle les mêmes effets que d’autres risques psychosociaux. Elle doit donc entrer dans le champ de la santé-sécurité et faire l’objet d’une prévention de la part de l’employeur, avec obligation de sécurité de résultat.

E & C : Quels liens constatez-vous entre discrimination et risques psychosociaux (RPS) ?

Max Mamou : Il y a un lien évident de cause à effet. Certes, il n’existe pas d’étude spécifique, mais seulement certaines sur la prévalence des deux phénomènes pris séparément : 28 % des salariés européens sont exposés à au moins un facteur pouvant affecter leur bien-être mental (1), et 29 % des employés français du privé se sentent victimes de discrimination au travail (2). Nous avons aussi désormais l’analyse détaillée de 191 cas de personnes ayant contacté le service Allodiscrim. Elle semble démontrer ce lien entre discrimination et RPS : alors que, dans 52 % des dossiers, la situation est associée à un mal-être, cette proportion passe à 57 % lorsque la discrimination ou le harcèlement discriminatoire sont diagnostiqués – 104 cas; les autres relèvent de l’inégalité de traitement.

Ces situations concernent plus fréquemment des femmes, soit parce que ce ressenti vient s’ajouter à d’autres, similaires, qu’elles ont connus hors de l’entreprise, soit parce que les femmes ont, généralement, davantage de capacités que les hommes à exprimer leurs difficultés. Quant aux causes de discrimination qui provoquent le plus de mal-être, ce sont d’abord le handicap (73 %) et l’état de santé (64 %), l’appartenance syndicale (57 %), puis l’origine ou la religion (52 %) et enfin le sexe (47 %). Les cas de discrimination du fait de l’orientation sexuelle, bien que peu nombreux, font souffrir la totalité des personnes qui en sont victimes. Les conséquences sont, comme pour d’autres sources de RPS, la souffrance psychique, des syndromes dépressifs, le stress, la prise – ou reprise – d’alcool ou autres toxiques, etc.

E & C : Quelles sont les conséquences pour une entreprise qui négligerait ce risque ?

M. M. : Le premier est l’absentéisme : plus d’un tiers de nos 104 victimes présumées de discrimination sont en arrêt de travail, 5 % voyant même leur état reconnu comme une maladie professionnelle.

Mais cela va bien au-delà : lorsqu’une personne est niée dans ce qu’elle a de plus profond, il y a atteinte à ce que l’entreprise, en tant que sphère sociale, peut et doit apporter à l’individu (expression de soi, socialisation…). Il revient à celle-ci de trouver un juste équilibre entre la création de valeur économique et la non-destruction de valeur sociale.

Cela est d’autant plus vrai que les effets d’une discrimination sont bien plus complexes qu’un simple face-à-face entre une victime et son « bourreau » : un collègue d’un salarié écarté d’un poste du fait de son origine, par exemple, peut en « profiter » pour se porter candidat à ce poste ou y être affecté, et se sentir, de fait, indirectement impliqué dans l’éviction de son collègue. D’autres salariés peuvent être témoins de la discrimination, souvent secret de Polichinelle, et se retrouver, eux aussi, dans un piège éthique. Tout le corps social de l’entreprise risque alors de se déliter.

E & C : Comment peut-on protéger les salariés de situations aussi délétères ?

M. M. : Il faut d’abord les sensibiliser au fait qu’ils ont le droit de ne pas être discriminés. Certaines femmes admettent encore qu’il est “normal” qu’elles n’évoluent pas, précisément du fait de leur sexe… Par ailleurs, si une situation de discrimination est repérée, il s’agit de la rectifier immédiatement afin d’en limiter les conséquences. Quant à la prévention secondaire, on peut très bien imaginer de créer une fonction de préventeurs des discriminations, comme il en existe pour la sécurité ou le harcèlement. Ils pourraient former les responsables RH et les managers, analyser avec eux tous les processus de recrutement, d’évolution et de rémunération, etc. Pourquoi ne pas aussi prévoir ce risque dans le document unique ou encore sensibiliser le médecin du travail ainsi que les membres du CHSCT à repérer de tels cas ? On gagnerait à utiliser plus systématiquement les droits de retrait et d’alerte dans de telles situations.

E & C : Faut-il traiter le risque de discrimination comme les autres risques dans l’entreprise ?

M. M. : Il faudrait que la discrimination au travail entre dans le champ santé-sécurité et soit l’objet d’une obligation de sécurité de résultat pesant sur l’employeur, comme c’est déjà le cas pour le harcèlement. Elle ne doit plus être considérée comme un thème exclusivement juridique : il ne s’agit pas d’une simple violation d’une règle contractuelle, comme des heures supplémentaires non payées, puisque c’est la personne du salarié elle-même qui est touchée ! Le droit à la dignité est un principe constitutionnel. Le Code du travail y fait référence dans les définitions du harcèlement, et le principe de dignité est évoqué dans de nombreux autres textes français et européens. Pourtant, il n’est pas encore considéré comme un droit inextinguible et garanti. C’est un concept encore un peu « mou ». Je souhaite donc que le droit à la dignité de traitement émerge comme un principe juridique autonome, reconnu par les juges, et qu’il soit utilisé dans les cas de discrimination sévère, au moins sur les critères figurant dans la loi du 27 mai 2008 (3).

E & C : La jurisprudence s’oriente-t-elle dans ce sens ?

M. M. : La référence à la dignité est effectivement utilisée, depuis quelques années, dans certains cas où la condition de la répétition d’actes n’est pas remplie pour retenir le harcèlement. Cela a par exemple été le cas en 2012, lorsque la Cour de cassation a condamné un employeur pour manquement grave à ses obligations, parce qu’en une occasion, il avait humilié une de ses salariés en lui reprochant de fortes odeurs corporelles – dues aux effets secondaires d’une maladie. Dans une autre affaire, un employeur ayant licencié l’un de ses salariés à la suite d’agissements inadéquats a été condamné pour avoir divulgué ces actes dans l’entreprise. Il s’agissait d’une atteinte grave à la dignité de cette personne. De ce fait, cet employeur a été tenu de réparer un préjudice distinct de celui, matériel, lié à la perte d’emploi. Comme il existe un préjudice d’anxiété pour réparer l’angoisse des anciens salariés de l’amiante, il faudrait créer un préjudice spécifique de discrimination pour réparer l’atteinte à la dignité qu’elle constitue. Ses effets doivent être assimilés au stress post-traumatique qui, tôt ou tard, devra accéder au tableau des maladies professionnelles. Voyant ainsi affectés leurs bilans sociaux et leur notation sociale, les employeurs prendraient alors la mesure des choses.

(1) Eurostat 2009.

(2) Baromètre du Défenseur des droits et de l’OIT, janvier 2014.

(3) Appartenance ou non, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race, religion, convictions, âge, handicap, orientation ou identité sexuelle, sexe ou lieu de résidence

PARCOURS

• Max Mamou est avocat depuis 1992. Il est membre de l’Association française des managers de la diversité et secrétaire du club d’entreprises Face du Grand Paris.

• Il a été, en 2008, à l’initiative d’Allodiscrim, dispositif de veille active pour le traitement et la prévention des discriminations sur le lieu de travail.

• Il a coorganisé, le 18 février dernier à Lyon, les “Premières rencontres santé et diversité : discrimination et risques psychosociaux”.

LECTURES

• Un monde de déchirements, Axel Honneth, La Découverte, 2013.

• Discriminations et inégalités de traitement dans l’entreprise, Christophe Radé, Éditions Liaisons, 2011.

• Le Code du travail.

Auteur

  • VÉRONIQUE VIGNE-LEPAGE