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MIEUX PRÉVENIR LE STRESS DES “SURVIVANTS”

Enquête | publié le : 18.03.2014 | VIRGINIE LEBLANC

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MIEUX PRÉVENIR LE STRESS DES “SURVIVANTS”

Crédit photo VIRGINIE LEBLANC

Les restructurations et autres changements d’organisations de plus en plus nombreux peuvent avoir de lourdes conséquences sur la santé des salariés. Les entreprises ont intérêt à ouvrir avec leurs représentants une discussion sur la construction de plans de prévention anticipant la charge de travail des collaborateurs restant en poste.

Alcatel-Lucent, qui enchaîne les plans de restructuration, la volonté de mieux anticiper les effets du dernier d’entre eux, Shift, sur le travail et sur la santé des salariés semble présente, du moins sur le papier. « Pour le précédent plan, nous avions demandé à la direction une analyse de la charge de travail, qui n’avait pas été fournie. Cette fois, elle a créé une instance de coordination des CHSCT, pour une expertise unique, et dans son document de consultation, elle aborde aussi l’analyse de la charge de travail – qui aurait dû être faite avant la définition du projet –, et elle propose une méthodologie pour évaluer la charge de deux ou trois métiers. Ensuite, l’objectif est de généraliser cette méthodologie pour que, à la fin du projet, on puisse disposer de l’analyse de la charge de travail, mais uniquement en fonction du travail prescrit, pour toute l’entreprise », explique Laurent Delorme (CFDT), secrétaire du CHSCT de Villarceaux et de l’instance de coordination centrale. Les licenciements concernent un peu moins de 600 personnes. Il faut y ajouter 496 mobilités et 723 transferts, soit au total plus de 1 500 salariés dont l’avenir n’est plus assuré dans le groupe. Une situation qui ne manque pas de générer des risques psychosociaux.

Une démarche encore peu répandue

Si la démarche entreprise par Alcatel-Lucent n’est pas encore la plus répandue, un mouvement s’amorce pour mieux anticiper les conséquences des réorganisations sur la santé psychique des salariés. Certaines entreprises ont pris le soin, par voie d’accords collectifs, de prévoir un chapitre dédié à l’impact humain des changements. Saint-Gobain ou encore EADS (devenu Airbus Group) prévoient aussi ce type d’approche dans leurs accords relatifs à la prévention du stress. Areva (lire Entreprise & Carrières n° 1126), prévoit même l’utilisation d’un référentiel commun à toutes les entités du groupe afin d’évaluer l’impact humain des évolutions d’organisation. À Air France aussi, le plan Transform 2015 est accompagné d’un plan « qualité de vie au travail ». Enfin, la Maif vient d’intégrer à son tour cette approche dans son accord sur la qualité des conditions de vie au travail et la prévention des RPS. Reste à savoir si les intentions se traduisent toujours dans les faits. À Valeo (lire p. 24), les syndicats témoignent de leur déception, malgré les multiples outils mis en place.

En tout état de cause, les juges veillent au grain. L’arrêt du 13 décembre 2012 concernant la réorganisation de la Fnac a marqué les esprits. « C’est la première fois qu’un CHSCT est déclaré recevable pour demander la suspension d’un plan de réorganisation au regard de la situation des salariés qui restent », souligne Savine Bernard, avocate qui a plaidé l’affaire pour plusieurs syndicats et CHSCT (lire p. 23). In fine, la société a obtenu gain de cause, mais au prix d’une analyse détaillée des conséquences de son projet.

Une question d’équation entre la mission et les moyens alloués

Le cabinet Plein Sens a assisté la Fnac dans son étude sur la charge de travail, demandée par les juges. « Une question opérationnelle se posait : qu’est-ce qui garantit, pour des cadres au forfait, qu’on ne va pas faire exploser leurs horaires de travail ? Il fallait s’interroger sur l’adéquation entre leur mission et les moyens alloués », explique Nils Veaux, le dirigeant du cabinet.

Ce dernier estime que, désormais, la note fournie aux CHSCT dans le cadre des projets de transformation devient « un objet central de travail avec les partenaires sociaux », qui devra aborder la question de l’anticipation de la façon dont les salariés travailleront dans l’organisation future, en se basant sur le travail réel. Ceci alors que, bien souvent, le CHSCT ne disposait que d’une simple copie du document remis au comité d’entreprise. « On voit arriver des plans de prévention des risques dans le cadre de PSE », observe Savine Bernard. « Généralement, on a un catalogue de mesures déjà mises en place ou envisagées, par exemple les formations des managers, la mise en place d’une ligne d’écoute ou d’un réseau d’alerte interne. Souvent, les entreprises se donnent bonne conscience et demeurent sur le champ de la prévention secondaire ou tertiaire », remarque Bruno Schroeder, le directeur du cabinet d’expertise Isast.

Depuis deux à trois ans, les entreprises intègrent la consultation du CHSCT dans leurs calendriers des projets de réorganisation, et « on s’explique sur la charge de travail, constate Yasmine Tarasewicz, avocate au cabinet Proskauer Rose. Mais, ce qui est plus neuf, c’est l’assistance de cabinets spécialisés dans l’écoute et la présence des services de santé au travail ». À titre d’exemple, elle cite le cas de PSA à Aulnay, qui a mis en place des cellules d’écoute avec des psychologues et dédié des médecins du travail et des assistantes sociales sur place. À la MGEN (lire p. 26), les équipes des centres de santé sont accompagnées par une consultante pour mieux intégrer les évolutions de leurs métiers.

Comprendre précisément les métiers

À la suite de l’arrêt Fnac, le cabinet conseil Silamir s’est spécialisé dans les sujets de prévention des risques psychosociaux et d’évaluation de la charge de travail dans les contextes de transformation. Dans cette perspective, il s’attache à comprendre précisément les métiers : « Afin d’objectiver la charge de travail, explique Juliette Soria, directice associée du cabinet, nous recommandons de travailler avec des pilotes pour tester les nouveaux processus de travail, et nous allons interroger les salariés, sur le terrain, avec le DRH comme responsable du projet. C’est un point très important pour nous, car il est ainsi placé au cœur des projets de transformation. »

Le cabinet a lancé un observatoire de la charge de travail, dont la première réunion a eu lieu le 13 mars, et où il testera sa méthodologie avec des DRH, clients ou non. Ce travail est prévu pour durer un an avec l’objectif de rédiger un livre blanc.

Bénédicte Haubold, fondatrice du cabinet Artélie Conseil, spécialisé dans la prise en compte des tensions humaines dans les projets stratégiques, insiste aussi sur la nécessité de ce travail de terrain et d’écoute, le plus en amont possible : « Dès que les comités de direction élaborent leur stratégie, nous rencontrons la quinzaine de managers les plus pertinents et opérationnels, pour mieux comprendre les impacts du projet de réorganisation sur la charge de travail, mais également sur l’organisation cible, les nouvelles compétences à acquérir, les précautions à prendre pour permettre la transition avec le moins de dommages collatéraux sur le plan humain. Et, une fois le projet communiqué, nous nous engageons à aller sur le terrain pour le peaufiner et alimenter le plan de prévention des risques. »

François Cochet, directeur des activités santé au travail de Secafi, souligne qu’un argument fait écho chez les dirigeants : « Si, dans un projet de restructuration, nous mettons en avant le fait que l’organisation projetée peut entraîner des problèmes de sécurité, une dégradation de la qualité des produits, des délais et des services au client, il n’est pas rare que le nombre de suppressions d’emplois soit revu, et donc les conditions de travail de ceux qui restent améliorées. »

Le « changement concerté », selon Jean-Claude Delgènes, directeur du cabinet Technologia, éviterait bien des problèmes. Le défaut de dialogue et de communication peut produire des effets dévastateurs: absentéisme, présentéisme, désengagement, souligne Claude-Emmanuel Triomphe, délégué général de l’association Astrees, qui a contribué au rapport Hires. Un rapport européen qui, pour la première fois en 2009, faisait un état des lieux sur les restructurations d’entreprises en analysant leur impact sur la performance et sur la santé des salariés, qu’ils soient licenciés ou « survivants ».

Bien souvent aussi, les cadres ne se sentent pas « embarqués » dans ces projets de transformation et les vivent eux-mêmes comme des contraintes. C’est sans doute pour cela qu’une entreprise, accompagnée par Nils Veaux en vue d’une grande fusion, forme ses managers à l’analyse du travail « pour que, le jour où la transformation se réalisera, la ligne managériale ait déjà discuté avec ses équipes et soit habituée à la résolution de problèmes ».

Plusieurs difficultés demeurent toutefois quant à l’analyse anticipée de la charge de travail par les entreprises. D’abord, la vitesse des réorganisations. « Les services de santé au travail peuvent faire des préconisations à l’employeur et aux salariés lors de situations sensibles de changement et alerter sur les risques de santé susceptibles d’en résulter – maladies cardio-vasculaires, addictions, absentéisme, par exemple – illustre Patrick Madié, directeur général adjoint d’Objectif santé travail, un service de santé au travail interentreprises d’Ile-de-France comprenant un pôle interprofessionnel et un pôle dédié aux métiers et aux industries de santé. Mais ensuite se pose la question de la capacité d’action des entreprises. Dans les industries pharmaceutiques, les réorganisations sont rapides et se succèdent de façon continue, si bien qu’elles rendent difficile la prévention, sans compter que les marges de manœuvre des entreprises ne sont pas toujours très grandes, car elles sont bien souvent les filiales de groupes internationaux. »

Une évaluation difficile dans les services

Autre limite que rapporte Stéphane Béal, directeur du département droit social du cabinet Fidal, comment réaliser une analyse précise de la charge de travail lorsque, « lors d’un projet de fusion, on ne sait pas encore si un des établissements fermera ou pas. » Par ailleurs, il souligne que les industries sont habituées au calcul de la charge de travail, alors que dans les services, « c’est une autre paire de manches ! ». L’évaluation de la charge de travail y est beaucoup plus difficile, notamment lorsque le travail est varié et non « standardisé ». Dès que le travail est organisé selon un processus industriel, cela devient possible. Il peut s’agir par exemple d’un nombre moyen de dossiers sinistres traités sur un laps de temps donné, dans une compagnie d’assurance.

Des délais réduits

La loi de sécurisation de l’emploi impose aussi des cadres de délais contraints pour les expertises. « Le point de départ du décompte des jours de mission est une date sur laquelle le CHSCT n’a aucune maîtrise, la première réunion du CE, et l’expertise peut se trouver alors enfermée dans un délai qui peut devenir incroyablement réduit si la direction ne joue pas le jeu, témoigne Anne-Florence Beauvois, directrice de Sextant Conseil. Il nous est ainsi arrivé d’intervenir avec un délai réel d’expertise réduit à trois semaines, dans le cadre d’une réorganisation avec suppression d’un peu moins de 30 % des effectifs pour une petite structure de 300 salariés, disposant d’agences dans toute la France, ce qui rendait le travail de terrain chronophage. Le CHSCT a obtenu sa propre “réunion 1” et nous a nommés avec 15 jours de retard, et il y a encore eu une semaine de blocage complet. Cela pose un réel problème pour la qualité de notre travail. De plus, le délai de 60 jours pour les expertises conduites pour l’instance nationale de coordination peut s’avérer également réduit car ces missions équivalent à des dizaines d’expertises antérieures. In fine, la nouvelle loi réduit les marges de manœuvre du CHSCT, que la jurisprudence des dix dernières années avait eu tendance à élargir… »

En parallèle, les cabinets mandatés par les directions produiront aussi leurs analyses. Assistera-t-on à une bataille d’experts ? C’est fort possible.

L’ESSENTIEL

1 Les plans sociaux et autres projets de transformation des entreprises peuvent avoir des incidences importantes sur la santé des salariés. Crainte pour l’avenir et charge de travail accrue sont susceptibles de générer stress et souffrance au travail.

2 Certaines entreprises réalisent des études des impacts humains des changements. La qualité de leur dialogue en amont avec les salariés et les IRP est alors essentielle.

3 Davantage de directions documentent leurs projets de réorganisations avec un volet « prévention des risques psychosociaux » spécifique, lors des consultations des CHSCT.

Auteur

  • VIRGINIE LEBLANC