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« Savoir manager la vulnérabilité crée de la plus-value »

Enjeux | publié le : 11.02.2014 | VÉRONIQUE VIGNE-LEPAGE

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« Savoir manager la vulnérabilité crée de la plus-value »

Crédit photo VÉRONIQUE VIGNE-LEPAGE

Repenser la place du handicap et, plus largement, de la différence dans l’entreprise peut créer une plus-value sociale bénéficiant à tous. Cette approche relationnelle est encore peu répandue en France, alors qu’elle permet de réduire les inégalités institutionnelles.

E & C : Dans un récent ouvrage collectif [lire ci-contre], vous incitez les entreprises au “mesnagement” du handicap et, plus généralement, de la vulnérabilité : qu’entendez-vous par là ?

Olivier Ihl : Il s’agit d’inviter les entreprises à apprivoiser l’altérité, non pas par une vague tolérance ou des préceptes moraux, mais par une démarche rationnelle. Les entreprises, en France, sont pilotées à partir de ce qui crée de la valeur comptable, le travail est standardisé et les salariés considérés de manière abstraite. Or l’intégration des différences peut, elle aussi, révéler des richesses. C’est un défi, car cela implique un changement de culture. Malgré Rousseau et sa théorie de la « constitution primitive des corps », on continue à considérer le handicap comme le problème d’un corps amoindri ou d’un esprit déficient. Même la loi du 11 février 2005* en donne une définition “biologisante”. Or, il faut le redire : nombre de ces différences sont en réalité « l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent ». La preuve : grâce à la transformation des organisations de travail, à l’évolution de la réglementation ou encore à une meilleure prise en charge, le handicap est de moins en moins… handicapant. Signe qu’il doit beaucoup au cadre dans lequel la personne évolue. Il n’est pas une limite, mais est lié à une série d’entraves. En somme, tout salarié n’est compétent que pour quelque chose, dans un cadre donné, dans une certaine organisation du travail. Si l’on ne pense pas cette relation de l’employé avec son environnement, certaines compétences restent inexploitées alors qu’elles pourraient participer à la création de valeur dans l’entreprise.

E & C : Quelles sont ces richesses susceptibles d’être créées ?

O. I. : Apprivoiser l’altérité crée de la plus-value à plusieurs niveaux. L’entreprise, en faisant face à des situations diversifiées, gagne en légitimité, en potentiel de créativité, en fluidité des rapports hiérarchiques… C’est un stimulus pour l’organisation elle-même : si l’on donne à la différence une place plus opérationnelle, on améliore, pour tous, la diffusion de l’information, on instaure un sentiment de responsabilité au sein des équipes, on installe une relation hiérarchique mieux acceptée. Cela peut aussi être un gain en matière de sécurité : à ERDF, par exemple, un technicien intervenant sur les poteaux à haute tension, et dont une main était atrophiée, ne pouvait pas enfiler les gants prévus. Il n’osait pas le dire, se mettant ainsi en danger et insécurisant ses collègues. Lorsque cela a été découvert, un fabricant a été sollicité pour créer des gants adaptés. L’occasion de rappeler à tous les consignes de sécurité, en médiatisant un sentiment de vulnérabilité collective. Il s’agit d’adopter une approche relationnelle réduisant les inégalités institutionnelles, et non au cas par cas ou par seul souci de la performance individuelle.

E & C : Cette approche relève-t-elle d’une sorte de discrimination positive ?

O. I. : Certes, pour adapter des postes de travail à des handicaps, des dispositifs techniques sont nécessaires. Mais il faut aussi veiller à ce qu’il n’y ait pas de traitement privilégié, que chaque individu se sente pris en compte pour ce qu’il fait, non pour ce qu’il est. Trop souvent encore, le travailleur handicapé est perçu comme un protégé vivant de passe-droits.

Cette animosité sociale émane souvent de catégories de personnes subissant ou ressentant elles-mêmes des formes de discrimination. C’est pourquoi j’insiste sur la nécessité d’une approche relationnelle. Celle-ci est relativement répandue aux États-Unis, en Allemagne ou encore en Grande-Bretagne, mais insuffisamment en France. Nécessitant du tact et un regard sur le handicap suffisamment mature, elle suppose de donner une place à la différence mais dans le respect d’un cadre commun. Pour qu’il n’y ait pas de rejet, il faut que les valides eux-mêmes ne se sentent pas exclus. C’est comme dans une famille dont l’un des enfants est handicapé : les parents veillent à ce que ses frères et sœurs ne ressentent ni indifférence ni sentiment d’abandon.

E & C : Cette vision ne s’est-elle pas déjà répandue dans les entreprises à la faveur des politiques de diversité ?

O. I. : Si, et heureusement. Comme on a fait droit aux femmes dans le monde du travail, on réalise que la diversité culturelle d’une entreprise peut être une chance, y compris pour les carnets de commandes : une personne connaissant bien la culture d’un pays où l’on souhaite exporter peut par exemple y faciliter la création de réseaux et l’établissement d’un rapport de confiance. Dans le même esprit, élargir l’accès professionnel des personnes en situation de handicap peut enrichir les relations de travail et créer de la valeur.

Mais cela reste de l’ordre de l’innovation sociale. Quelques entreprises françaises se sont résolument engagées dans cette voie.

Elles créent les conditions pour que la vulnérabilité soit prise en charge par l’ensemble du collectif et que son management devienne une pratique professionnelle. Ceci implique de passer d’un simple constat des incapacités individuelles à une lecture des capacités collectives provoquées en retour : tout ce qui fait que les gens travaillent bien ensemble, que leurs relations se densifient, qu’ils développent du “capital social”… Pour cela, il faut sortir d’une approche stéréotypée de la temporalité. Certes, les cycles comptables de l’entreprise restent courts, mais valoriser d’autres dynamiques temporelles – comme la création interne de réseaux ou le développement de la cohésion d’un groupe à l’arrivée d’un collègue handicapé – permet de développer d’autres dimensions de la notion de plus-value. Quand la vulnérabilité devient un paradigme de la conduite de l’entreprise, celle-ci devient plus adaptable, plus sûre, plus compacte… sans ce que cela diminue, bien au contraire, sa capacité à produire et à vendre.

* Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

PARCOURS

• Olivier Ihl est professeur agrégé des universités en science politique. Il est responsable du master Politiques publiques et changement social de l’IEP de l’université Pierre-Mendès-France à Grenoble.

• Il a lancé à la rentrée 2013 un master spécialisé Autonomie et service à la personne, dépendant de l’IEP de Grenoble et organisé à Annecy.

• Il est l’auteur d’une des études proposées dans un ouvrage collectif édité sous l’égide d’ERDF, Réfléchir le management au miroir du handicap (Le Bord de l’eau, 2013).

LECTURES

• La Force de la différence. Itinéraires de patrons atypiques, Norbert Alter, PUF, 2012.

• Le Mérite et la République. Essai sur la société des émules, Olivier Ihl, Gallimard, 2007.

Auteur

  • VÉRONIQUE VIGNE-LEPAGE