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« Replacer les choix individuels au cœur de la relation d’emploi »

Enjeux | publié le : 07.01.2014 | VIOLETTE QUEUNIET

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« Replacer les choix individuels au cœur de la relation d’emploi »

Crédit photo VIOLETTE QUEUNIET

La révolution individualiste bouleverse le monde du travail. Il faut inventer un nouveau contrat social pour concilier flexibilité et sécurité, individu et collectif. Dans l’entreprise, la GRH doit s’adapter à cette montée de l’individualisme.

E & C : Vous évoquez une « révolution individualiste » qui est en train d’imposer une nouvelle réalité du travail. De quoi s’agit-il ?

Denis Pennel : Toute notre société s’est individualisée, on le voit dans nos modes de vie, dans notre façon de consommer. Bizarrement, un pan de la société a résisté plus longtemps à cette individualisation : le marché du travail. Pendant longtemps, on demandait aux individus de se plier aux contraintes d’un emploi. Maintenant, la relation s’est inversée. C’est l’individu qui veut que le travail s’adapte à son mode de vie, à ses contraintes, à ses choix personnels. C’est une tendance de fond, mais jusqu’à présent sous-estimée, car masquée par la crise économique que nous vivons. La nature du travail a changé et les statuts se sont diversifiés. On assiste à une baisse relative du nombre de travailleurs sous statut de salarié et à une montée des “nouveaux” indépendants dans des fonctions de soutien aux entreprises – marketing, communication, etc. Je pense qu’aujourd’hui, on a atteint en France, mais aussi dans la plupart des pays développés, le point culminant du salariat.

E & C : Ces nouvelles formes d’indépendance ne sont-elles pas d’abord une réponse aux réorganisations des entreprises, qui ont beaucoup externalisé ?

D. P. : Il y a, en réalité, une double évolution. Côté entreprises, il est clair que le besoin de flexibilité, d’adaptabilité, a conduit à réorganiser le travail.

Les entreprises se recentrent sur leur cœur d’activité et font appel à des prestataires, sous-traitants, consultants, etc. Côté individus, il y a cette volonté de rester soi-même au travail, de trouver un sens à son travail, d’être acteur de son propre développement professionnel. C’est pourquoi beaucoup ne veulent pas dépendre d’une relation salariale pour être maître de leur destin.

Le modèle du salariat s’est essoufflé. Il est fondé sur une relation de subordination dans laquelle un individu renonce à une certaine partie de sa liberté individuelle.

Or ce pacte est aujourd’hui devenu léonin : les contraintes existent toujours, mais pas la stabilité. De plus en plus de personnes préfèrent dans ce cas ne compter que sur elles-mêmes et développer leur activité à travers leur propre structure.

E & C : Beaucoup de droits sociaux sont attachés au salariat. Que faut-il envisager pour s’adapter à l’individualisation du travail ?

D. P. : Il est nécessaire de déconnecter le financement de la protection sociale des prélèvements sur les salaires. Une personne doit pouvoir disposer d’un “compte social individuel”, quel que soit son employeur ou son statut professionnel, qu’elle alimenterait tout au long de sa vie professionnelle. Ce compte capitaliserait l’ensemble des droits sociaux – allocations chômage, RTT, retraite, formation, sécurité sociale, épargne salariale – et pourrait être utilisé en cas de besoin et à l’initiative du travailleur. Cela faciliterait les transitions professionnelles, car les droits seraient transférables d’un employeur à l’autre, d’un statut professionnel à un autre, et permettrait de concilier flexibilité et sécurité. Portabilité et transférabilité des droits doivent être développés. C’est pourquoi l’ANI de janvier dernier, qui facilite l’accès à une complémentaire santé, ou l’accord sur la formation professionnelle, qui met en place un compte personnel de formation, vont dans le bon sens.

E & C : Cette révolution individualiste ne risque-t-elle pas de laisser les moins qualifiés de côté ?

D. P. : En effet, certains sont plus équipés pour vivre cette révolution et en tirer avantage tandis que d’autres la subissent. C’est pourquoi il faut renforcer et développer le rôle des intermédiaires sur le marché du travail : services publics et privés de l’emploi, associations d’insertion professionnelle, syndicats. Leur rôle sera de faire rencontrer l’offre et la demande, mais aussi de proposer une assistance en suivi de carrière. Il faut réinventer au XXIe siècle les guildes du Moyen Âge ou les corporations professionnelles qui trouvaient du travail, défendaient les intérêts des travailleurs et leur assuraient une certaine protection sociale. C’est une façon aussi de recréer du collectif, parce qu’individualisme ne veut pas dire égoïsme. Mais ce collectif ne se crée plus seulement entre les murs de l’entreprise.

E & C : Les entreprises adaptent-elles leurs outils RH à la montée de l’individualisme ?

D. P. : On parle depuis longtemps d’individualisation de la GRH. Mais les pratiques sont encore à la traîne. L’enjeu est de concilier les attentes individuelles et une gestion des RH centralisée et cohérente. Des outils existent. Par exemple, certaines entreprises offrent la possibilité à chaque salarié de choisir la répartition de sa rémunération entre salaire, complémentaire santé, assurance retraite, avantages en nature, et cela à coût constant. En matière de gestion de carrière, le cabinet Deloitte a mis en place un outil qui permet des évolutions professionnelles adaptées aux différences de personnalités et aux attentes changeantes de la vie de chacun en pondérant quatre critères : la rapidité de l’avancement professionnel, la charge de travail, la souplesse dans les horaires et le lieu de travail, le rôle attendu de la personne – management ou expertise. Il faut faire de l’artisanat de masse : continuer à faire du sur-mesure mais en grande quantité. Parce que cela va devenir plus complexe, les grandes entreprises vont certainement de plus en plus externaliser la gestion des RH.

E & C : Quel est l’enjeu de l’adaptation à ce besoin d’individualisation de la relation au travail ?

D. P. : C’est d’inventer un nouveau contrat social. La donne a changé d’un point de vue économique avec la mondialisation, d’un point de vue social avec cette volonté des individus que le travail s’adapte à eux. Beaucoup d’entreprises n’en ont pas encore pris la mesure. Avec le chômage de masse, elles peuvent encore imposer leurs modes d’organisation. Mais la reprise économique risque d’être sanglante !

Dès à présent, on voit que les anciens modes d’organisation ne permettent pas de retenir les talents.

C’est particulièrement vrai avec les jeunes, qui préfèrent la notion de sens à la notion de sécurité. Les entreprises doivent comprendre que cette demande d’individualisation rencontre aussi leur intérêt, qu’elle peut être une source de développement de leurs activités.

PARCOURS

• Denis Pennel est directeur général de la Ciett, la fédération mondiale des services privés pour l’emploi. Diplômé de Sciences Po, il a commencé sa carrière dans l’audit et le conseil chez Deloitte, puis a été directeur de la communication de Manpower.

• Il travaille en relation étroite avec le Bureau international du travail, les institutions européennes et le monde syndical et patronal.

• Il est l’auteur de nombreux articles sur le marché du travail et vient de publier Travailler pour soi-Quel avenir pour le travail à l’heure de la révolution individualiste ? (Seuil, 2013).

LECTURES

• Platon la gaffe – Survivre au travail avec les philosophes, bande dessinée de Jul et Charles Pépin, Dargaud, 2013.

• Une autre vie est possible, Jean-Claude Guillebaud, Iconoclaste Éditions, 2012.

• Petit Traité de management post-industriel, Marc Halévy, Dangles, 2010.

Auteur

  • VIOLETTE QUEUNIET