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« La DRH fait le lien entre le capitalisme financier et le terrain »

Enjeux | publié le : 24.12.2013 | ROZENN LE SAINT

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« La DRH fait le lien entre le capitalisme financier et le terrain »

Crédit photo ROZENN LE SAINT

En s’appuyant sur ses entretiens avec des DRH et des syndicalistes, l’auteur de la pièce Élisabeth ou l’Équité met en scène une directrice des ressources humaines de multinationale qui doit mener de front un PSE et faire face au suicide de deux ouvriers dans l’usine. Une vision personnelle de la vie en entreprise, où le DRH doit gérer des intérêts contradictoires.

E & C : Pourquoi vous intéressez-vous au monde de l’entreprise et des RH dans vos romans et votre dernière pièce ?

Éric Reinhardt : J’ai un rapport très sensible au réel. L’entreprise est l’un des lieux où l’individu est le plus malmené : je l’ai vu enfant, quand j’entendais mon père, informaticien, raconter ses déconvenues professionnelles. Dans mes romans, je veux montrer combien elle peut être contraignante et nocive pour les individus, et comment on pourrait faire pour qu’elle le soit moins. Après m’être intéressé au monde des traders dans Cendrillon, j’ai souhaité comprendre quels effets le capitalisme financier produisait sur nous tous. La DRH fait le lien entre cette logique financière et le terrain. Elle est censée faire passer les informations entre une sphère et l’autre. Toutes les contradictions de notre époque se concentrent en une seule personne, qui doit gérer des intérêts contradictoires, entre la direction et les salariés. Elle se fout royalement de l’humain.

E & C : Vous avez personnellement peu connu le monde de l’entreprise. Comment vous êtes-vous familiarisé avec son univers ?

E. R. : En même temps que j’écrivais Cendrillon, pour gagner un peu d’argent, je rédigeais des textes pour une multinationale… Je faisais de la propagande, en somme ! Je rencontrais le Pdg, le DRH, les responsables marketing pour pouvoir effectuer ce travail de communication interne et externe. Mais, en même temps, je m’imprégnais de ce milieu, j’orientais mes interviews avec, comme arrière-pensée, l’idée d’écrire un livre à ce sujet, ce qui m’a permis de mûrir toutes ces problématiques. J’avais l’impression d’être une sorte d’agent double ! Quelques aperçus suffisent au romancier pour écrire.

E & C : Comment parvenez-vous à rendre réaliste la description de la fonction de DRH ?

E. R. : Pour Le Système Victoria, j’ai réalisé deux entretiens avec des DRH, sept pour Élisabeth ou l’Équité, ainsi qu’avec une avocate américaine qui les conseille au quotidien. Elle m’a beaucoup renseigné.

J’ai également eu recours à une chasseuse de têtes qui m’a arrangé des entretiens avec des DRH “classiques” et quatre autres de profil plutôt humaniste, de gauche. J’ai aussi rencontré des syndicalistes qui m’ont fourni les minutes de différents CCE. Dans une des scènes d’Élisabeth ou l’Équité, les répliques ne sont pas inventées, elles sont toutes extraites d’un compte rendu de comité qui a vraiment eu lieu. J’ai fait relire toutes les scènes qui se passent dans l’entreprise par les DRH avec qui je me suis entretenu. C’est essentiel que les gens qui y travaillent s’y retrouvent.

E & C : Comment dépasser la perception manichéenne du rôle du DRH, parfois vu comme le gendarme de l’entreprise?

E. R. : Je me suis inspiré d’un des DRH que j’ai rencontrés lors de mon enquête. Il a fait toute sa carrière dans une énorme boîte. Il mettait l’humain au cœur de son action, mais de manière clandestine. Si cela devient clair pour les grands patrons que le DRH a une fibre sociale trop affirmée, cela peut susciter la méfiance. Alors, il le faisait de façon cachée. Par exemple, lors d’un plan social violent, il a accepté de le mener, mais à condition de préserver un lot de salariés qu’il avait sélectionnés, car il les savait dans une situation de difficulté particulière. Certains galéraient à élever seuls leurs enfants, d’autres affrontaient un cancer, etc.Il lui arrivait de menacer de démissionner pour parvenir à ses fins. Comme sa direction avait besoin de lui pour mener le PSE, elle acceptait ses conditions. C’est ce qu’Élisabeth, la DRH de ma pièce, n’a pas su faire. Elle a été le dindon de la farce, elle aurait dû réagir plus tôt, avant de se laisser piéger par le système.

E & C : Certaines scènes résonnent particulièrement avec des faits d’actualité récents. Le directeur général du fonds de pension américain, par exemple, a des airs de Maurice Taylor, le Pdg de Titan, dans son antisyndicalisme et sa critique du droit du travail français.

E. R. : Mon personnage est comme cela. Il caractérise l’esprit américain comparé à un certain immobilisme à la française : il prend des décisions très vite, il faut que ça bouge. J’ai terminé d’écrire mon texte à l’été 2012. Quand j’ai entendu le discours du patron de Titan, j’ai ajouté une réplique à la pièce, je ne pouvais pas ne pas faire le lien. Par ailleurs, un ancien DRH de Hewlett-Packard m’a raconté que, lors d’un conflit social très violent, des syndicalistes avaient installé une bouteille de gaz prête à exploser. Je me suis servi de cette anecdote pour alimenter une scène. Je n’aurais pas pu inventer tout ça.

E & C : Votre pièce s’attaque aussi à la question de la frontière entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Où la situez-vous ?

E. R. : L’idée est de se demander dans quelle mesure l’entreprise peut se sentir autorisée à intervenir dans la vie intime. Dans la pièce, la DRH convoque la femme d’un cadre pressenti pour diriger une antenne du groupe en Chine, afin de s’assurer qu’elle n’y va pas à contrecœur. Lors des entretiens que j’ai réalisés, des DRH m’ont dit que jamais ils ne se permettraient de le faire, d’autres assument très bien, au contraire. C’est l’enfer de l’entreprise : où placer les limites, surtout quandil y a des interférences aussi fortes… L’entreprise paie le déménagement à l’autre bout de la planète, s’occupe de la scolarisation des enfants. Elle pourrait être en droit de demander des comptes !

E & C : Les rapports entre un des syndicalistes, le représentant CGT, et la DRH sont ambigus. C’est ainsi que vous les percevez ?

E. R. : Il est très fréquent qu’il y ait des apartés entre DRH et syndicalistes. Généralement, ils se connaissent de longue date. Cela permet de débloquer des situations en CCE, qui resteraient facilement au point mort compte tenu du nombre de personnes qui y participent. Mais la limite est que les syndicalistes se professionnalisent à tel point que, parfois, leur satisfaction personnelle d’avoir obtenu tel accord devient plus importante que de porter les revendications de la base. Je me suis inspiré de l’histoire d’un syndicaliste CGT, dont la position avait été remise en question pour avoir bradé un accord. L’autre risque, c’est la connivence. Une DRH que j’ai rencontrée, plus proche du personnage de Victoria que de celui de ma pièce, Élisabeth, m’a raconté que la sensation de combat pendant des heures et de pouvoir qui se cristallisent lors de CCE avait quelque chose de très sexuel. Cela avait un côté bestial, cela l’excitait énormément. Quand elle sentait qu’elle commençait à avoir le dessus, à dominer, elle ressentait une véritable attirance physique. Elle adorait les conflits sociaux et les CCE très tendus, et cela dépassait les clivages idéologiques.

PARCOURS

• Éric Reinhardt est écrivain. Dans Cendrillon, il immerge le lecteur dans le monde des hedge funds et choisit un trader pour personnage principal. Il imagine ensuite une héroïne DRH pour son roman Le Système Victoria ainsi que pour la pièce de théâtre Élisabeth ou l’Équité (éditée chez Stock), qui a été jouée à Paris en novembre et décembre.

LECTURES

• Le Moral des ménages, Paris, Stock, 2001.

• Cendrillon, Paris, Stock, 2007.

• Le Système Victoria, Paris, Stock, 2011.

• Élisabeth ou l’Équité, Stock, 2013.

Auteur

  • ROZENN LE SAINT