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COMMENT PRÉVENIR LES DANGERS ?

Enquête | publié le : 17.12.2013 | CHRISTIAN ROBISCHON, VIRGINIE LEBLANC

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COMMENT PRÉVENIR LES DANGERS ?

Crédit photo CHRISTIAN ROBISCHON, VIRGINIE LEBLANC

Le travail de nuit est désormais une réalité pour près d’un salarié sur sept. Ses effets néfastes sur la santé sont aujourd’hui étayés par de nombreuses études. Certaines entreprises prennent les devants pour atténuer les désagréments causés par une horloge biologique déréglée.

Le travail de nuit a grignoté du terrain. Sans faire de bruit… jusqu’aux récentes médiatisations de l’ouverture nocturne de magasins, dont celui de Sephora sur les Champs-Élysées (lire p. 23). Selon la Dares, le travail de nuit concernait 3,5 millions de personnes en France métropolitaine l’an dernier, soit 15 % des salariés.

Il a “gagné” 500 000 adeptes chaque décennie depuis vingt ans : il en touchait 3 millions en 2002 et un peu moins de 2,5 millions en 1991. Présentés au colloque national sur le travail de nuit organisé par la Carsat Alsace-Moselle à Strasbourg fin octobre dernier (1), ces chiffres désignent les personnes qui ont indiqué travailler habituellement ou occasionnellement de minuit à 5 heures lors de l’enquête Emploi 2012. Dans la plupart des cas, le travail de nuit s’effectue dans le cadre d’un travail posté (3 x 8, 4 x 8, 5 x 8…), si bien qu’il apparaît souvent comme l’une des problématiques du sujet plus large des horaires décalés ou “atypiques”.

Plus restrictive dans sa définition – 45 nuits travaillées, soit environ une par semaine – l’enquête Sumer 2010 (Dares) aboutit à une proportion de 5 % des effectifs salariés totaux. Les tendances d’évolution sont cependant similaires, notamment la progression plus importante chez les femmes : dans l’étude de la Dares, l’augmentation s’élève à 40 % ces dix dernières années (+ 6 % chez les hommes).

Une progression contestée dans certaines activités

Le travail de nuit se concentre à près de 50 % dans dix secteurs professionnels, en premier lieu ceux du transport, des forces de l’ordre et de sécurité, des métiers d’infirmières et d’aides-soignantes. Mais, par ailleurs, sa progression dans de nombreuses activités est contestée : « Les employeurs prennent de plus en plus de largesse avec les critères légaux d’un travail dit exceptionnel, remarque le syndicaliste CGT Philippe Saunier, président du comité technique ATMP pour la chimie à la CNAMTS. Où sont les impératifs économiques et sociaux d’ouvrir le supermarché à 3 heures du matin ? Le travail de nuit devrait rester cantonné à certains services publics et aux industries dites de production à feu continu (métallurgie, chimie…). Comme les effectifs totaux de ces secteurs diminuent, on devrait noter une baisse du travail de nuit, or les statistiques montrent l’inverse. Cela prouve bien la dérive. Des gens en repos sont rappelés pour pallier les sous-effectifs. »

Et s’agissant de ses effets sur les conditions de travail et la santé, les témoignages d’experts et de salariés lors du colloque de la Carsat montrent que les conclusions de l’enquête “Conditions de travail” de 2005 restent d’actualité. Parmi les éléments positifs, la nuit est caractérisée par un sentiment d’entraide renforcée et une moindre présence de la hiérarchie. Mais ce dernier aspect n’induit pas une marge de manœuvre élargie. Le travail de nuit est perçu comme une source de pression temporelle : les tâches sont plus souvent interrompues pour passer à une autre, et le sentiment est plus fort qu’une erreur entraînera des conséquences aggravées sur l’activité de l’entreprise. D’où les stratégies d’anticipation déployées par les salariés eux-mêmes (lire l’entretien p. 26).

Désynchronisation

S’agissant de la vie sociale, il se confirme que le travail de nuit met en balance un confort accru pour effectuer les tâches quotidiennes et administratives de journée avec une vie familiale bousculée. Sur la santé, les études s’accumulent pour attester les troubles (2) liés à une désynchronisation de l’horloge biologique naturelle et à une dette chronique de sommeil. Celui-ci devient plus léger et plus court: « La présomption scientifique a été établie qu’il se réduit de une à deux heures par nuit, soit l’équivalent d’une nuit blanche par semaine », indique Claude Gronfier, chercheur à l’Inserm Lyon. D’où, au travail, une baisse de vigilance et un risque encore plus nettement identifié par les études scientifiques d’accidents de la route, surtout sur le trajet du retour. En outre, « l’obésité est une des principales conséquences d’un sommeil répété de moins de six heures », ajoute Laurence Weibel, neurobiologiste à la Carsat Alsace-Moselle. En revanche, le lien reste assez ou très ténu avec l’hypertension, les troubles digestifs et les maladies cardiovasculaires.

En 2007, le classement par le Circ (Centre international de recherche sur le cancer) du travail de nuit comme cancérigène probable (catégorie 2A) a fait l’effet d’une petite bombe. Le cancer du sein est identifié comme le principal concerné. Longtemps très rares, les études sont devenues plus fréquentes ces dernières années, pour se chiffrer à quelques dizaines, un nombre suffisant pour établir une conclusion tranchée.

Face à ces dangers, « avant de mettre en place des horaires atypiques, les entreprises doivent veiller à bien anticiper ce que cela va impliquer. Par exemple, elles ne doivent pas négliger les incidences de la fatigue sur la qualité des produits sortant d’une ligne de fabrication, lorsque le travail exige une concentration importante », prévient le Dr Marie-Anne Gautier, expert médical à l’INRS.

Limiter la perturbation de l’horloge biologique

La Société française de médecine du travail a établi quelques recommandations de référence dans un rapport rendu ce printemps à la Haute autorité de santé (HAS). Parmi les bonnes pratiques à suivre : privilégier le sens “horaire” du travail posté, à savoir la succession matin/après-midi/nuit, la moins perturbante pour l’horloge biologique ; en cours de poste, rendre possible une sieste d’une durée allant jusqu’à 30 minutes. Le café est toléré une fois en début de poste, mais pas la prise de médicaments psychosomatiques. Autre conseil : « Il convient d’augmenter la luminosité du poste dans les premières heures pour la ramener à la fin à la valeur normale, ce qui laisse la personne suffisamment éveillée pour diminuer le risque sur le trajet de retour », explique Claude Gronfier.

En matière d’information et de prévention sur ce sujet, le rôle du médecin du travail est primordial. À l’occasion des visites médicales, prévues tous les six mois pour les travailleurs de nuit, ils peuvent les interroger sur leurs habitudes de sommeil et leurs comportements alimentaires. Le Dr Marie-Catherine Descamps, médecin du travail à l’hôpital d’Argenteuil (2 500 salariés), a constaté, au fil de ses consultations, les difficultés de gestion du sommeil des salariés en poste de nuit. En 2012, la réalisation d’une enquête auprès de 400 salariés (40 % de répondants) lui a permis d’objectiver chez 40 % d’entre eux de réelles difficultés de sommeil, de la fatigue physique et mentale, de gros problèmes de vigilance entre 3heures et 5heures du matin. Et plus de la moitié d’entre eux grignotent. « Avec un médecin spécialiste du sommeil, nous avons voulu les aider à mieux faire face à ces problèmes, relate-t-elle. Nous avons conçu et diffusé des fiches conseil sur le sommeil et la nutrition. Et des consultations du sommeil gratuites sont proposées depuis septembre 2013. Nous réfléchissons aussi à l’officialisation d’une sieste courte entre 3 heures et 5 heures. » Une pratique que l’entreprise Valorhin a décidé d’expérimenter (lire l’encadré p. 23).

En outre, avec l’obligation légale de préparer des plans de prévention de la pénibilité et d’établir une fiche d’exposition des salariés, les entreprises sont davantage enclines à se préoccuper des facteurs de pénibilité les concernant, dont fait partie le travail de nuit. La chimie, où environ le quart des salariés sont des “postés”, n’a pas conclu d’accord de branche sur le sujet, mais l’UIC (Union des industries chimiques) n’en accompagne pas moins ses adhérents : « Nous avons organisé des conférences en région sur les différents facteurs de pénibilité, rapporte Laurent Selles, directeur des affaires sociales de l’UIC. Sur les horaires atypiques, les entreprises ne savaient pas trop comment agir, elles avaient le sentiment de ne rien pouvoir faire de ces modalités d’organisation, étant donné le caractère inhérent à nos activités. »

L’UIC a demandé à Régis Mollard, professeur d’ergonomie à Paris-Descartes et spécialiste en chronobiologie, de travailler sur un cycle de conférences dont la première aura lieu en juin 2014. Elles viseront à rappeler l’état des connaissances et à informer concrètement les entreprises sur leurs actions possibles pour alléger la pénibilité des postes en rythmes alternants. Parmi les chimistes, Arkema a, pour sa part, signé un accord de prévention de la pénibilité. L’entreprise compte procéder à des améliorations (lire p. 26) à partir de diagnostics sur les sites et en concertation avec les salariés.

Attrait financier

Les recommandations médicales ne sont pas toujours faciles à concilier avec l’intérêt immédiat des salariés. Dans son usine située près de Nantes, l’entreprise Armor, avec une rotation matin/nuit/après-midi, reconnaît ne pas respecter l’enchaînement idéal : « Nous l’avons gardé pour l’intérêt qu’y voient les collaborateurs. Quand ils sont de matin le vendredi, cela leur octroie un long week-end », explique Nathalie Rocourt, RRH.

Autre difficulté : l’arbitrage entre santé et prime de poste. L’attrait financier prend le pas sur le reste, notamment chez les plus jeunes. Il complique le retour volontaire en horaire diurne, alors que le Code du travail accorde une priorité d’attribution d’un emploi équivalent de jour. Dans ce contexte, plusieurs groupes comme Arkema et Total ont signé un accord de “dépostage”, qui maintient un surcroît de rémunération lorsque le salarié revient en poste de jour, à condition qu’il y en ait…

Dans les négociations du nouveau contrat social de PSA, l’âpreté avec laquelle les syndicats ont réclamé et obtenu le maintien, d’abord menacé, de la prime de nuit de 18 % illustre la sensibilité du sujet.

(1) “Rythmes de travail et risques professionnels : la lumière sur le travail de nuit”, conférence organisée par la Carsat Alsace-Moselle le 22 octobre.

(2) Lire Le point des connaissances sur…, document publié par l’INRS en mars 2013, référence ED5023, en ligne sur <www.inrs.fr> et le document de la Carsat Alsace-Moselle sur le travail de nuit <http://www.carsat-alsacemoselle. fr>

L’ESSENTIEL

1 Des recommandations existent pour diminuer les effets négatifs du travail de nuit.

Parmi elles, l’instauration de rotations horaires plus favorables à la santé, l’étude de l’horaire de prise de poste, la sieste et la gestion de la luminosité.

2 Le suivi médical et la bonne information des salariés sont essentiels. Ces derniers doivent être associés aux discussions sur ces horaires.

3 Les entreprises ne doivent pas oublier de prendre en compte le contenu du travail et ses conditions de réalisation dans leur ensemble.

Armée de l’air : les équipages de drones gèrent leur risque fatigue

Face au risque fatigue généré par les activités d’observation des opérateurs de drone à la recherche permanente d’indices d’alerte pendant 24 heures de surveillance en continu, l’armée de l’air a souhaité mieux analyser ce risque pour mieux le prévenir. Le lieutenant-colonel Daniel Hauret, chef de la cellule ergonomie du département de médecine aéronautique opérationnelle à la base aérienne de Mont-de-Marsan, a lancé une étude avec le professeur Régis Mollard, dans le cadre des travaux de la plate-forme d’évaluation de prototypage et de tests d’usages.

L’équipage du drone télécommandé au sol est composé de trois personnes : le pilote, l’interprétateur des images et le coordinateur, qui assure l’interface avec le centre de commandement. Chacun reste deux heures à son poste, le coordinateur est relevé toutes les trois heures. Toutes les heures, à la faveur de ces roulements, un équipier change, ce qui permet une continuité dans la transmission de l’information.

Une analyse poussée du sommeil des opérateurs a permis d’établir une étude individualisée de leurs habitudes de sommeil et de mesurer leur dette de sommeil. Des questionnaires ont aussi permis de classer les opérateurs en trois catégories : les matinaux (lève-tôt), les vespéraux (couche-tard) et les “intermédiaires”.

« Il y a eu de mauvaises appréciations de certains : nous nous sommes rendu compte que ceux qui se prétendaient du soir ne l’étaient pas forcément, ce qui est dangereux, car ils vont laisser s’installer un état de fatigue chronique », souligne Daniel Hauret. Afin d’aider chaque opérateur dans sa gestion individuelle de la fatigue, un guide de bonnes pratiques a été distribué. Au niveau collectif, un local est réservé à proximité de la cabine de pilotage du drone pour que les opérateurs se reposent et puissent y faire des micro-siestes.

Autre enseignement des observations réalisées : « Au bout de trois relèves, nous avons constaté que le travail devient pénible, il faut donc éviter que les opérateurs tiennent plus de trois postes », explique Daniel Hauret.

VALORHIN EXPÉRIMENTE LA MINI-SIESTE

Exploitante de la station d’épuration de Strasbourg, l’entreprise Valorhin (53 salariés) propose depuis août dernier une courte sieste d’un quart d’heure à ses 20 salariés postés en 5 x 8 lorsqu’ils travaillent la nuit, en plus de la demi-heure de pause réglementaire. La disposition figure dans le plan d’action pour la réduction de la pénibilité, défini entre la direction et la délégation unique du personnel, après le repérage des facteurs par l’Actal, antenne alsacienne de l’Anact, grâce à son outil spécifique reposant sur la visite de site et des entretiens de terrain. Les contraintes horaires étaient apparues au même rang de priorité que l’environnement (bruit, manipulation d’agents chimiques dangereux…). Appelée pour l’accompagnement, Laurence Weibel, chronobiologiste à la Carsat Alsace-Moselle, a proposé soit cette mini-sieste, soit une séance de luminothérapie. « D’une durée de 40 minutes, celle-ci nous est apparue trop longue, elle aurait laissé trop longtemps en effectifs réduits nos équipes de quatre personnes. Le quart d’heure de sieste s’accorde mieux avec nos impératifs d’exploitation. Et sa durée nous a été expliquée comme étant optimale : assez longue pour permettre une vraie récupération, assez courte pour ne pas entrer dans un sommeil profond », explique Tantely Rabemanantsoa, responsable HSE de Valorhin.

La sieste peut s’effectuer entre 1 heure et 3 heures, c’est-à-dire la période de milieu de poste identifiée comme la plus propice à la baisse de vigilance, dans une salle de repos spécialement aménagée avec lit d’appoint. Le technicien, responsable n + 2, ne peut pas la refuser, mais il peut la reporter ou l’écourter selon les besoins de l’activité.

Précédée d’un questionnaire sur la dette de sommeil, la proposition a été mise en place en août. Depuis, elle est régulièrement mise en application par 80 % des 20 salariés postés. Le dernier cinquième y reste réfractaire. « Il se compose de salariés de plus de vingt ans d’ancienneté qui déclarent ne pas y voir d’intérêt et s’estiment parfaitement accoutumés », relate Tantely Rabemanantsoa. Un ressenti qui va à l’encontre des analyses scientifiques sur l’effet du travail de nuit avec la progression en âge.

Unique au sein du groupe Suez-Environnement, dont fait partie Valorhin, l’expérimentation se termine fin décembre. L’entreprise l’évaluera alors avant de se prononcer sur sa pérennisation.

C. R.

Auteur

  • CHRISTIAN ROBISCHON, VIRGINIE LEBLANC