logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enjeux

« Le benchmarking peut parfois s’assimiler à du harcèlement »

Enjeux | publié le : 10.12.2013 | AULINE RABILLOUX

Image

« Le benchmarking peut parfois s’assimiler à du harcèlement »

Crédit photo AULINE RABILLOUX

Technique de management de la qualité, le benchmarking, à mesure qu’il se systématise et s’étend à toutes les fonctions de l’entreprise, finit par avoir des effets pervers sur les salariés, confinant parfois au harcèlement.

E & C : Destiné à améliorer la performance économique des entreprises, le benchmarking est-il un processus formalisé depuis longtemps ?

Isabelle Bruno : Le benchmarking est une méthode qui a été développée au début des années 1980 par un ingénieur de la société Xerox, Robert C. Camp, qui avait été chargé d’« optimiser les performances » de l’unité Logistics & Distribution du groupe. Pour ce faire, il s’est mis en quête des meilleures pratiques de la concurrence, mais également de celles d’autres secteurs en matière de traitement des commandes. Le modèle alors retenu – le benchmark – avait été repéré au sein d’une firme de vente d’articles de sport par correspondance, qui excellait en la matière. Formalisée, cette méthode d’évaluation comparative est devenue une technique managériale reconnue de gestion de la qualité, qui consiste à rechercher les procédés les plus performants à l’œuvre dans toute autre organisation afin de s’en inspirer. C’est un processus continu d’étalonnage des performances, d’adaptation et d’implantation des meilleures pratiques en vue d’améliorer sans relâche les produits, les services et la compétitivité d’une entreprise. Partout où il est à l’honneur, le benchmarking repose sur la quantification des résultats, la comparaison avec d’autres organisations, quel que soit leur secteur d’activité, et la valorisation sociale de la supériorité compétitive et de l’excellence. Autrement dit, il s’agit d’engager tous les personnels « dans une course sans ligne d’arrivée », pour reprendre l’expression du Pdg de Xerox.

E & C : Quelles en sont concrètement les conséquences pour les salariés ?

I. B. : Le benchmarking entend court-circuiter les rapports de force qui pourraient s’exercer contre une décision hiérarchique en opposant aux salariés contestataires la preuve chiffrée qu’ailleurs, on peut faire autrement et mieux. Les objectifs assignés sont alors supposés indiscutables puisque tirés du réel. Ce ne sont plus les travailleurs eux-mêmes qui pensent leurs pratiques ni même un bureau des méthodes, mais des instances extérieures à l’organisation. On peut y voir une sorte de taylorisme externalisé. Mais, dans cette forme renouvelée d’organisation “scientifique” du travail, tout se passe comme si ce n’était plus les chefs qui obligeaient à respecter les consignes, mais les chiffres qui, en quelque sorte, parlaient d’eux-mêmes. Le benchmarking s’accompagne bien d’une inflation bureaucratique liée aux obligations de reporting, à la codification de procédures proliférantes, à la collecte de chiffres comparables en vue d’une présentation sous forme de tableaux de bord qui font office de palmarès. Dans ce cadre, la norme d’un travail bien fait ne réside plus ni dans ce que les salariés estiment possible de faire ni même dans la référence au métier qu’ils exercent, mais dans ce que d’autres, dans des secteurs parfois assez éloignés du leur, ont réussi à accomplir. Le maximum atteint ailleurs devient le minimum requis en interne. Le salarié perd ainsi une certaine capacité à s’organiser de manière autonome, et presque toute possibilité d’être satisfait du travail accompli – chaque résultat devra être dépassé – et de la maîtrise professionnelle qu’il a pu acquérir ; ce professionnalisme et sa reconnaissance étant pourtant un élément clé de l’épanouissement des individus. Outre une pression constante sur les résultats, ce type d’organisation du travail s’accompagne aussi assez souvent d’une mise en concurrence des salariés en interne, laquelle peut parfois être tout simplement assimilée à une forme de harcèlement.

E & C : Pouvez-vous préciser ce point ?

I. B. : À la suite d’une plainte déposée par le syndicat SUD dénonçant la terreur instaurée dans l’entreprise par la méthode du benchmarking, la Caisse d’épargne Rhône-Alpes a été condamnée le 4 septembre 2012 à abandonner ce type de management, qui assignait comme seul objectif aux salariés de faire mieux que les autres. Chaque agence était mise en concurrence quotidienne avec les autres, heure par heure, au moyen de tableaux informatiques consultables à tout moment, et une part variable du salaire était indexée sur les performances individuelles. Ce type de management, selon le tribunal de grande instance de Lyon qui a jugé l’affaire, créait non seulement une ambiance de travail exécrable, mais contrevenait à l’obligation de protection par l’employeur de la santé physique et mentale de ses salariés. Cet exemple montre comment, si l’on pousse la logique jusqu’au bout, le benchmarking, qui au départ concerne les process organisationnels, peut conduire à une situation où chaque salarié est mis en concurrence permanente avec les autres, dont ses collègues les plus immédiats. La différence entre le contrat de travail et les contrats commerciaux s’estompe : la concurrence est partout, et le salarié, loin d’être protégé par son lien de subordination à l’employeur, se trouve non seulement exposé aux aléas économiques, mais également à une concurrence interne savamment entretenue. Étendu à la gestion des ressources humaines, le benchmarking en vient à faire reposer le risque sur les salariés.

E & C : Comment arrêter l’engrenage ?

I. B. : Le côté machine infernale tient à l’apparente absence de médiation entre le salarié et l’objectif fixé, le benchmark. Il n’y a plus de discussion ni de négociation possibles face à une cible chiffrée assénée comme un argument d’autorité. C’est une arme puissante entre les mains des dirigeants qui ont recours à cette technique pour « faire taire les incrédules », selon les termes mêmes de son concepteur. Comme le benchmarking s’appuie sur des données supposées objectives, il est volontiers présenté sous les atours de la neutralité et de l’universalité. Il passe ainsi pour un moyen inoffensif au service de la performance, de la qualité, de la compétitivité. Autant d’injonctions devenues imparables, tout comme il paraît difficile d’aller contre une démarche consistant à se documenter sur ce qui se fait de mieux ailleurs dans un souci d’optimisation de la performance. Le problème est que cette technique supposée raisonnable – on ne peut que souscrire au désir de mieux faire – et rationnelle – les chiffres attestent des résultats – dénie toute autonomie et réflexivité aux principaux intéressés, les salariés. Au-delà de la magie du chiffre, il ne faut pas se laisser duper par les discours sur l’impartialité d’un benchmarking “gagnant-gagnant”. À ce jeu, il y a bien des gagnants t des perdants, plus ou moins facilement identifiables. Ce dispositif a servi l’ascension d’une nouvelle élite gestionnaire et la précarisation galopante d’une part toujours plus grande des salariés. Seule une véritable démocratie participative dans les entreprises peut contrebalancer les effets de domination produits par une telle technique managériale.

PARCOURS

• Isabelle Bruno est maître de conférences en sciences politiques à l’université Lille 2, chercheuse au sein du Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps-CNRS) où elle a été responsable scientifique du projet Benchmark.

• Elle est, entre autres, spécialiste de la quantification et des technologies managériales de gouvernement.

• Elle est coauteure, avec Emmanuel Didier, de Benchmarking. L’État sous pression statistique (La Découverte, 2013) et a participé à l’ouvrage collectif dirigé par Béatrice Hibou La bureaucratisation néolibérale (La Découverte, 2013).

LECTURES

• La performance totale : nouvel esprit du capitalisme ?, Florence Jany-Catrice, Presses universitaires du Septentrion, 2012.

• Gouverner par les nombres. L’argument statistique, Alain Desrosières, Presses de l’École des Mines, 2008.

Auteur

  • AULINE RABILLOUX