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« L’évaluation est devenue un fétiche, il faut s’en détacher »

Enjeux | publié le : 12.11.2013 | VIOLETTE QUEUNIET

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« L’évaluation est devenue un fétiche, il faut s’en détacher »

Crédit photo VIOLETTE QUEUNIET

L’évaluation individuelle de la performance s’est généralisée parce qu’elle paraît offrir une reconnaissance nécessaire à notre équilibre psychique. Une illusion coûteuse à laquelle il est urgent de renoncer.

E & C : Vous constatez dans votre dernier ouvrage que l’évaluation s’étend à de plus en plus de salariés dans l’entreprise. Quels en sont les effets ?

Bénédicte Vidaillet : Il faut bien distinguer les pratiques d’évaluation, telles qu’elles ont toujours existé dans tous les métiers, et l’évaluation individuelle de la performance. C’est cette évaluation dont je parle et dont les effets sont délétères. Dans le premier cas, il s’agit bien souvent d’une évaluation qualitative, multicritères, qui tient compte de la complexité du travail. Avec l’évaluation individuelle de la performance, cette complexité disparaît et, surtout, elle articule d’autres dimensions qui auparavant ne lui étaient pas subordonnées : une augmentation de salaire, une prime, un avancement. L’idée qu’une partie de la rémunération est liée à l’évaluation est aujourd’hui acceptée sans réflexion. C’est cette évaluation individuelle qui s’est généralisée et produit de nombreux effets pervers : contre-performance, triche, destruction du collectif, perte de motivation, sans parler des coûts énormes liés à la mise en place des systèmes d’évaluation.

E & C : Pourquoi se développe-t-elle autant malgré ses méfaits ?

B. V. : L’évaluation possède une forte dimension idéologique. Comme toute idéologie, elle repose sur une croyance, celle d’une organisation parfaite où la performance de l’un vient compléter la performance de l’autre. Elle possède ses institutions, chargées de renforcer les croyances : organismes d’accréditations et de labellisation, agences d’évaluation et d’audit en tout genre, cabinets conseil chargés de mettre en place les systèmes d’évaluation. Et, comme dans toute idéologie, on oppose ce modèle à un modèle supposé être passéiste et qui nécessiterait un changement radical.

Mais ce n’est qu’une explication partielle. Mon hypothèse est que l’évaluation individuelle se développe aussi parce qu’elle correspond à un certain nombre d’attentes chez chacun d’entre nous.

E & C : Quelles sont ces attentes ?

B. V. : Il y a d’abord le désir d’être évalué. Car l’évaluation nous offre une promesse narcissique : nous allons nous améliorer, on va nous donner des modèles auxquels nous conformer. Certes, les modèles sont très normatifs et donnent une dimension très appauvrie du métier. Mais nous allons pouvoir améliorer nos scores, devenir bons, entrer dans une norme qui, en même temps, excède le juste normal.

Le processus d’évaluation découpe le travail en une série d’épreuves où, à chaque fois, le compteur est remis à zéro et où chacun se retrouve en concurrence avec chacun. Dans les organisations très désymbolisées où les points de repère ont disparu – à cause d’un turnover important, d’une absence de hiérarchie de proximité, de la polyvalence… –, l’évaluation réintroduit une forme d’épreuve de réalité.

Enfin, la demande d’évaluation tient à notre rapport au travail, à notre motivation. Le désir de travail est quelque chose qui nous meut mais qu’on ne contrôle pas, qui est fluctuant. Ce désir qui nous anime sans qu’on en ait la maîtrise est assez pénible à supporter. Avec l’évaluation se met en place un système censé tirer de l’extérieur le fil de la motivation. À court terme, l’illusion fonctionne : il y a des séquences, des objectifs à atteindre, nous sommes tirés, mais en même temps, cela nous épuise et finit par vider le travail de son sens. Sur le long terme, les effets sont catastrophiques sur la motivation, car le désir de travail est toujours interne : il doit nous pousser, pas nous tirer de l’extérieur. Après, c’est un cercle vicieux, moins on a de désir interne pour son travail, plus il faut avoir cette ficelle externe qui nous tire : la plus grosse prime, dépasser son score, écraser les autres, etc.

E & C : Savoir que les autres sont évalués peut-il aussi être satisfaisant ?

B. V. : C’est une autre attente fondamentale de l’évaluation : si on l’appelle tant de ses vœux, c’est aussi pour que l’autre soit évalué. Même les salariés les plus critiques finissent par lui reconnaître un mérite : celui de s’appliquer aux salariés qui, jusque-là, « s’en tiraient ». Il y a toujours ce fantasme de l’autre comme voleur de jouissance. On imagine que tout serait résolu si l’évaluation permettait de révéler cela. D’ailleurs, on constate qu’elle est toujours vendue avec une promesse de transparence. L’évaluation permet aussi de révéler les secrets de l’autre, à travers les pratiques de benchmarking : nous allons enfin savoir comment il fait pour être considéré comme le meilleur.

Un autre motif de satisfaction provient du fait d’être l’évaluateur. On assiste à une banalisation de l’acte d’évaluer, sans se poser la question des biais méthodologiques. Par exemple, dans l’évaluation à 360°, on peut évaluer les personnes avec lesquelles on est en concurrence, avec lesquelles on a des liens hiérarchiques. Peu importe : chacun se fait plaisir en s’imaginant pouvoir évaluer n’importe qui.

E & C : L’évaluation n’est-elle pas un moyen de donner aux salariés la reconnaissance dont ils ont besoin ?

B. V. : Le besoin de reconnaissance est inhérent à l’être humain, mais c’est un besoin qui ne peut jamais être complètement satisfait. Seules les formes de reconnaissance symbolique – donner un nom, attribuer une place… – peuvent un peu calmer ce besoin de reconnaissance. Or, l’évaluation individuelle de la performance n’apporte pas cette reconnaissance symbolique. Au contraire, l’évaluation n’attribue que des positions relatives qui deviennent caduques à l’instant où elles ont été annoncées : dès la prochaine séquence d’évaluation, on remet les compteurs à zéro. C’est une fausse opération de reconnaissance, psychiquement très déstabilisatrice et qui entraîne un nouveau besoin de reconnaissance. C’est un cercle vicieux. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le besoin de reconnaissance flambe dans les organisations où l’univers symbolique a disparu, où les places ne sont plus stables du fait de la flexibilité, de la polyvalence, des réorganisations.

E & C : Que proposez-vous pour sortir de ce cercle vicieux ?

B. V. : Il faut arrêter de donner une telle importance à l’évaluation, arrêter de penser qu’elle peut résoudre les problèmes de démotivation, de manque de performance, etc. Qu’il y ait des problèmes dans les organisations, c’est normal. L’évaluation n’est pas une recette miracle pour les résoudre. Or, elle est devenue un fétiche. Il faut se détacher de cette croyance, lui résister. De plus en plus de salariés se rendent bien compte que cela ne marche pas. Ils doivent maintenant s’autoriser à le penser ouvertement.

PARCOURS

• Bénédicte Vidaillet est maître de conférences à l’université de Lille 1 et psychanalyste. Elle est diplômée de l’Essec et docteure en sciences de gestion ; ses recherches portent notamment sur la subjectivité au travail.

• Elle est l’auteure des Ravages de l’envie au travail (éd. d’Organisation, 2006), qui a reçu le prix du livre RH Sciences Po-Le Monde en 2007. Elle vient de publier Évaluez-moi ! Évaluation au travail : les ressorts d’une fascination (Seuil, 2013).

LECTURES

• Esprit d’hiver, Laura Kasischke, Bourgois, 2013.

• Vie et destin, Vassili Grossman, Livre de Poche, 2005.

• Les Belles Endormies, Yasunari Kawabata, Livre de Poche, 1982.

Auteur

  • VIOLETTE QUEUNIET