logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

A-T-ELLE UNE PLACE DANS L’ENTREPRISE ?

Enquête | publié le : 22.10.2013 | GUILLAUME LE NAGARD

Image

A-T-ELLE UNE PLACE DANS L’ENTREPRISE ?

Crédit photo GUILLAUME LE NAGARD

De plus en plus d’entreprises se revendiquent « bienveillantes » vis-à-vis de leurs salariés. Cette notion peut-elle véritablement améliorer la vie au travail ? Approche distincte de la QVT, rarement contractualisée par un accord, elle pose néanmoins elle aussi la question de la qualité et des relations de travail, et se traduit dans certaines entreprises par un ensemble de pratiques concrètes et de mesures de satisfaction des salariés.

Une entreprise bienveillante ? À l’âge du ROI roi, de la prééminence de la performance financière et de l’émergence des risques psychosociaux au travail, la formule a toutes les apparences d’un oxymore. Pourtant, la bienveillance intéresse de plus en plus les chercheurs en management, notamment outre-Atlantique, mais aussi des DRH et spécialistes de la santé au travail. En France par exemple, le 13 novembre prochain, lors de la Journée internationale de la gentillesse, les zélateurs de la bienveillance au bureau et dans l’atelier pourront se compter : les entreprises signataires de l’Appel à plus de bienveillance au travail, initié en 2011 par le magazine Psychologies, sont déjà plus de 350. « Le gros succès du “World kindness day” que nous avons lancé en France en 2009 nous a frappés, se souvient Arnaud de Saint-Simon, directeur de la rédaction de Psychologies.

Un enjeu de performance

À l’époque, la crise des suicides à France Télécom était vive dans toutes les mémoires, et il nous a semblé que la question de la bienveillance était critique, en particulier dans les entreprises. » Loin d’une marotte de patrons éclairés, donc. Elle est de plus un enjeu d’efficacité et de performance pour les rédacteurs de cet appel, auquel ont participé une quinzaine de patrons, de DRH – comme Sylvie Bernard-Curie (KPMG) –, de coachs, ainsi que des spécialistes de la santé au travail comme Éric Albert de l’Ifas (lire l’entretien p. 25), des syndicalistes, comme Anousheh Karvar (qui a, depuis, quitté la CFDT). Même Christian Larose (CGT et CESE), coauteur avec Gérard Lachmann (Schneider) et Nicole Pénicaud (Danone) d’un rapport sur le bien-être au travail et la performance des organisations, était associé aux débats.

Cet appel s’articule autour d’une vingtaine d’engagements de l’employeur, principalement articulés autour du confort du travail et de la qualité du travail. Ils concernent notamment l’équilibre vie privée-vie professionnelle, la transparence de l’information aux salariés, le droit à l’expression sur le travail, une meilleure prise en compte des émotions dans le management, la valorisation de la performance collective et de la coopération, la reconnaissance du droit à l’erreur, la culture de l’esprit d’équipe et de convivialité… Parmi les signataires, Cisco, Eurodisney, Ferrero France, Groupama, KPMG, PepsiCo, mais aussi France Télécom, dont le paraphe aurait à l’époque découragé la CGT de signer le même appel. La CFDT figure en revanche dans la liste, de même que le Germe ou Entreprise et Progrès.

Rien de comparable néanmoins à l’engouement pour ce sujet, et pour celui de la compassion au travail, dont font preuve les entreprises et les universitaires américains. L’Academy of Management, qui en a fait un de ses chevaux de bataille, y consacrait par exemple sa revue en octobre dernier. En 2010, son congrès annuel, l’une des plus grandes manifestations dans le domaine des sciences de la gestion, a attiré plus de 10 000 participants autour du thème “Dare to care”, autrement dit “Osez la bienveillance”. Parmi eux, Jane Dutton, professeur de management à l’université du Michigan et à l’origine du Compassion Lab, un groupe de chercheurs en organisations qui orientent leur travail sur l’expression de la compassion sur le lieu de travail. Présupposé que ces universitaires s’attachent à vérifier : la bienveillance et la compassion accroissent la confiance et, partant, la coopération et l’engagement des salariés, ce Graal sans cesse recherché par les directions générales car considéré comme l’une des principales conditions de la performance.

Or la crise met à l’épreuve ces bonnes dispositions : près de trois quarts des actifs français estiment que les relations au travail se sont dégradées ces dernières années ; et 89 % estiment urgent de les améliorer selon un sondage Viavoice. Cette étude était commandée par les organisateurs de la première Fête des voisins au travail, le 10 octobre, dont l’ANDRH. Les promoteurs de l’événement entendent précisément favoriser la convivialité sur le lieu de travail.

Mais, dans l’Hexagone, la jurisprudence et la négociation sociale encadrent déjà la réflexion sur les conditions de travail. Les employeurs et les DRH, conscients de l’obligation de résultat qui pèse sur eux en la matière, sont en effet tenus de prévenir les risques psychosociaux, par voie d’accord ou de plan d’action. Par ailleurs, les partenaires sociaux ont bouclé au début de l’été une négociation interprofessionnelle sur la qualité de vie au travail (QVT) qui, sans présenter de caractère contraignant pour les entreprises, fixe le cadre d’accords à venir. Quelle place une protestation de bienveillance peut-elle occuper dans ce paysage ? Est-ce l’approche “bisounours”, voire un brin paternaliste, contre le dialogue social à la française ? Hervé Garnier, secrétaire national de la CFDT et chef de file dans la négociation QVT, a un avis plus nuancé sur le sujet : « Nous avons considéré que l’Appel à la bienveillance ne faisait pas de tort à une démarche générale d’amélioration des conditions de travail. La QVT est elle-même un moyen de sortir d’une impasse qui menait à la judiciarisation croissante des sujets de santé au travail. Nous sommes dans une phase où les choses s’inventent, où il est nécessaire de sortir des silos “égalité professionnelle”, “stress”, “seniors” : dans la vraie vie, ces sujets nécessitent une approche transversale. »

Pour Jean-Claude Delgènes, patron de Technologia, le cabinet d’experts qui a accompagné le comité national paritaire mis en place pour traiter la crise des suicides àOrange, l’idée d’un management bienveillant, n’est pas antinomique avec une approche organisationnelle du bien-être au travail : « Une des premières sources de mal-être, c’est la relation avec son chef et le travail subi. Tout ce qui peut l’améliorer est intéressant. Les managers doivent avoir les moyens de réguler la charge de travail, de définir les priorités du poste, d’examiner l’adaptation des compétences. On doit leur permettre de comprendre qu’il faut coconstruire, convaincre et non pas imposer. » Une analyse confirmée par le sondage de CSA réalisé pour l’Anvie, dont Entreprise & Carrières a publié les résultats le 15 octobre (n° 1162): en matière de QVT, la priorité des salariés, c’est « de faire du bon travail »; et le « plaisir » de parler de ce que l’on fait dans son travail est un élément déterminant. Et si les salariés reconnaissent la légitimité des représentants du personnel pour intervenir sur les questions de QVT, ils les considèrent absents des échanges sur leur travail, pris en charge par les salariés (44 %), les managers de proximité (43 %) et la direction (40 %). Les IRP et le RH ne recueillent respectivement que 14 % et 12 %.

De plus en plus d’entreprises ont fait des managers un échelon majeur de l’amélioration du travail. Ils inscrivent désormais un certain nombre de savoir-être des encadrants parmi leurs compétences évaluées. « C’est une tendance lourde, constate Charles-Henri Besseyres des Horts, professeur à HEC. On évalue les managers sur des “softs skills”, sur la manière dont ils obtiennent leurs résultats, dont ils savent faire progresser leurs équipes ou sur des taux de turnover… » Ce sont par exemple les “compétences people” à Orange, le “Leadership model” à Areva, les critères RSE à Danone pour les cadres dirigeants. Il reste à permettre à ces managers d’atteindre de tels objectifs, en les formant à ces compétences relationnelles, encore rarement abordées dans les cursus de formation initiale d’écoles de commerce ou d’ingénieurs. Orange ou Areva, par exemple, déclinent maintenant ce genre de module de formation pour les managers.

Il devient sans doute aussi indispensable de revisiter le rôle dévolu aux managers de proximité, s’il s’agit de les mettre en situation d’être bienveillants vis-à-vis de leurs collaborateurs. Pour Mathieu Detchessahar, professeur à l’université de Nantes et directeur du master Conseil en organisation et management des ressources humaines, « il faut mettre en dialogue le travail quotidien, or l’agenda managérial est “embolisé” par les réunions de direction et le travail au chevet de toutes les machines de gestion : SIRH, progiciels de CRM, ERP, planifications, plannings, descente de protocoles et de processus, reportings, etc. Les managers ne peuvent pas manager les salariés à partir du cockpit, grâce à ces machines de gestion. C’est une illusion ».

1 La notion de bienveillance émerge dans le discours des coachs, mais aussi de certains chercheurs, voire de DRH.

2 Dans les entreprises qui la revendiquent, la bienveillance se traduit notamment par des engagements en matière d’amélioration du confort au travail, mais aussi de la relation avec les managers et les collègues.

3 Certaines en ont même fait un élément de leur culture d’entreprise, qui, par les pratiques qu’elle induit et par la mesure de la satisfaction des salariés, va au-delà de l’effet d’affichage.

Se focaliser sur les salariés les plus performants est-il tenable pour les entreprises ? Thierry Calvat, sociologue à la tête du cabinet Idées Solutions Sociétales, dédié au management de la fragilité dans l’entreprise, avance le contraire dans l’ouvrage qu’il a réalisé avec Serge Guérin, où il invoque

Le Droit à la vulnérabilité (Michalon, 2011). Il conseille aux entreprises de reconnaître les fragilités et de « faire évoluer les conditions du travail pour que davantage de salariés puissent utiliser leur potentiel ».

Pour lui, une posture bienveillante est indispensable, notamment vis-à-vis de la source de vulnérabilité la plus prévisible désormais : la confrontation à la situation de dépendance d’un proche. Plus de 4 millions de Français sont des “aidants” qui assurent une présence régulière ou l’organisation de soins auprès d’un proche.

D’ores et déjà, deux entreprises ont pris la mesure du phénomène et proposent à leurs salariés un aménagement du temps dans ce cas. Casino a traduit dans un accord, en les élargissant, les dispositions de la loi de janvier 2012 sur le don de RTT entre salariés, qui n’a été complétée d’aucun décret d’application. Le laboratoire pharmaceutique Novartis est l’autre entreprise en pointe dans ce domaine ce qui, par ailleurs, est cohérent avec sa spécialisation dans les produits d’oncologie. Par voie d’accord également, il a institué, depuis août 2012, le bénéfice d’un congé financé sur le 13e mois pour ses salariés aidants.

Quant à Bayard et Danone, les deux entreprises ont financé une start-up qui gérera une plate-forme de soutien et de conseil aux salariés confrontés à la dépendance d’un proche. Leurs collaborateurs en sont les premiers bénéficiaires, mais elle a vocation à s’ouvrir à d’autres adhérents.

Auteur

  • GUILLAUME LE NAGARD