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Enquête

QUAND LA STRATÉGIE DEVIENT L’AFFAIRE DES SALARIÉS

Enquête | publié le : 15.10.2013 | EMMANUEL FRANCK

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QUAND LA STRATÉGIE DEVIENT L’AFFAIRE DES SALARIÉS

Crédit photo EMMANUEL FRANCK

La loi de sécurisation renforce l’accès des représentants du personnel à l’information stratégique des entreprises. Elle n’instaure pas la cogestion mais vise à créer une culture de la confiance entre les partenaires sociaux. Les syndicats en attendent davantage de transparence de la part des directions, qui, de leur côté, disent craindre la divulgation d’informations sensibles.

Coresponsabilité, coconstruction, codétermination ? Il va falloir trouver un terme pour qualifier le dialogue social dans les entreprises après la loi de sécurisation de l’emploi de juin 2013. Désormais, des administrateurs salariés seront amenés à voter dans les conseils d’administration (CA) des grandes entreprises, le comité d’entreprise pourra dialoguer avec le conseil d’administration sur ses « orientations stratégiques », et les représentants du personnel auront accès à une base de données sur les perspectives de l’entreprise à trois ans. Les salariés, via leurs représentants, se retrouvent donc officiellement informés de la stratégie de leur employeur.

Culture de la confiance

Le législateur, et avant lui les signataires de l’accord interpro­fessionnel de janvier 2013 sur l’emploi, ont fait le constat que l’information-consultation était à bout de souffle : information morcelée, difficile d’accès et obsolète, consultation formelle, absence de confiance entre les parties. D’où l’idée des partenaires sociaux de « renforcer l’information des salariés sur les perspectives et les choix stratégiques de l’entreprise ».

« Il fallait donner accès à davantage d’informations afin de créer les conditions d’un dialogue social compétitif, explique Carole Couvert, présidente de la CFE-CGC. La sécurisation de l’emploi présuppose de pouvoir anticiper. »

Il reste à savoir ce que la loi va effectivement changer dans les entreprises. Elle suscite pour le moment des questions, ne serait-ce que parce que tous les décrets ne sont pas encore parus, mais aussi parce qu’elle a l’ambition de « bâtir une culture de la confiance », qui ne se décrète pas.

Une certitude cependant : les entreprises n’entrent pas dans l’ère de la cogestion. D’une part parce que les salariés disposeront au maximum de deux administrateurs avec droit de vote, d’autre part parce que le comité d’entreprise n’accède pas au pouvoir de décision : ses informations sont simplement mieux encadrées et son expertise renforcée. On est donc loin du modèle allemand, improprement baptisé “cogestion” et que les Allemands nomment “codétermination”. Celui-ci est caractérisé par la parité actionnaires/salariés dans les conseils d’administration et par les pouvoirs étendus du comité d’établissement, chargé de préserver la paix sociale (lire p.  23).

Si la loi ne crée pas la cogestion, alors que crée-t-elle ? Pour les salariés, une capacité d’agir qui s’apparente à de l’influence, explique en substance Jean-Frédéric Dreyfus, administrateur salarié CFE-CGC à Crédit Agricole CIB, par ailleurs ancien trésorier de la confédération (lire p. 24). Yves Ledoux, coordinateur des fédérations CGT du groupe GDF Suez, dont le conseil d’administration compte trois salariés, estime que ces derniers ont un pouvoir d’influence « sur le long terme ». Autant d’arguments auxquels souscrit l’Institut français des administrateurs (IFA), pour qui les administrateurs salariés enrichissent le conseil d’administration « par leurs connaissances des réalités de l’entreprise, leur engagement à long terme, leur attention portée au capital humain, leur diversité d’expérience ». Incidemment, l’accès des représentants du personnel à des informations stratégiques pose la question de la place du DRH dans la gouvernance : le métier du second risque de devenir compliqué s’il n’est pas au moins au même niveau de responsabilité que les premiers.

La consultation reste au comité d’entreprise

Mais « les décisions stratégiques ne sont pas toujours prises en réunion du CA, note l’avocate Isabelle Taraud, qui défend les salariés ; c’est le plus souvent au sein des comités directeurs que la stratégie s’élabore ». Surtout, il serait contestable qu’« en parlant de stratégie, souvent décrite en termes très généraux, les directions s’exonèrent ensuite de présenter en consultation préalable les mesures concrètes de mise en œuvre et leurs impacts ». Avocate pour les directions, Stéphanie Guedes da Costa, du cabinet Flichy Grangé, remarque de son côté que la loi ne changera pas grand-chose dans les entreprises qui pratiquent déjà la transparence sur leur stratégie (lire p. 27).

La stratégie, Alain Marquet, délégué CFE-CGC au groupe Casino, aimerait l’évoquer en conseil d’administration. Or son employeur, malgré ses 44 000 salariés en France, pourrait ne pas être concerné par les nouvelles dispositions sur le CA (lire p. 26). En attendant, le DS tente de se faire entendre à l’assemblée générale.

Du côté des directions, la loi suscite également des interrogations et un peu d’angoisse. Une crainte souvent mise en avant est que l’exigence de transparence ne se traduise par des fuites d’informations confidentielles qui portent préjudice à l’entreprise. Crainte sans fondement, selon Jean-Frédéric Dreyfus, car les directions ont de toute façon l’obligation d’informer le CE. La DRH de Crédit Agricole CIB, Ivana Bonnet, reconnaît en outre que « les administrateurs salariés ont toujours respecté les règles de confidentialité », alors même qu’ils jouissent d’une grande liberté et que la direction joue le jeu de la transparence (lire p. 24).

Stricte confidentialité

La direction de la Société générale ne prend pas de risque : les administrateurs salariés sont soumis à des règles de confidentialité si strictes « qu’ils ne servent quasiment à rien », selon Michel Marchet, délégué CGT. Du coup, direction et syndicats préfèrent se retrouver dans une instance ad hoc pour parler de la stratégie de la banque (lire p. 25). Même « abus de confidentialité », constaté par Yves Ledoux, coordinateur CGT à GDF Suez (lire p. 26). La “culture de la confiance” ne règne pas partout.

Au-delà de la question de la confidentialité, c’est celle de la responsabilité des représentants du personnel que posent les directions. Quels intérêts poursuivront-ils in fine ? Sauront-ils quitter les postures idéologiques ? Les administrateurs salariés agiront-ils en indépendants ou en syndicalistes ? Les syndicats ne sont pas totalement novices en ce domaine. En trente ans de présence dans les conseils d’administration des entreprises ­publiques et anciennement publiques, ils ont eu le temps d’apprendre le métier d’administrateur – par exemple en suivant la formation certifiante de l’IFA ou en se regroupant au sein de leur confédération – mais aussi de peaufiner leur discours.

L’intérêt social en avant

« L’administrateur salarié est avant tout un administrateur, il doit œuvrer dans le sens de l’intérêt social de l’entreprise, explique Alexandre Grillat, secrétaire national de la CFE-CGC en charge des questions de gouvernance, par ailleurs membre du cercle des administrateurs salariés de la confédération. Cet intérêt social de l’entreprise s’entend comme l’intérêt de l’ensemble de ses parties prenantes, pas uniquement des actionnaires mais aussi de ses salariés, qui constituent le capital humain de l’entreprise. » Et d’illustrer : « Lorsqu’un actionnaire de court terme peut avoir intérêt à voir le cours de bourse croître pour maximiser sa valeur de revente, il n’agit pas forcément dans l’intérêt social de l’entreprise, qui plus est sans souci du long terme. » Pour la CFE-CGC, « un administrateur salarié n’est pas un représentant du personnel comme les autres, mais un administrateur reconnu en tant que tel, qui sait faire la part des choses entre CA et CE, tout en étant la voix de l’interne au conseil ». Dans la pratique, c’est compliqué, surtout lorsqu’il est question de réaliser des économies et a fortiori de réduire les effectifs.

Son de cloche différent à la CGT de GDF : « Avoir accès aux données économiques ne signifie pas qu’on fait de la cogestion, explique Yves Ledoux. Cela permet de démontrer par exemple que, dès lors que l’entreprise reverse des milliards aux actionnaires, il y a de l’argent pour des hausses de salaires et pour des investissements. » Quant à l’administrateur salarié, « il a des comptes à rendre aux fédérations CGT, et il vote avec leur accord ».

L’ESSENTIEL

1 La loi de sécurisation de l’emploi prend acte de l’obsolescence de l’information-consultation classique et renforce l’accès des salariés à la stratégie de l’entreprise.

2 Mais on est encore loin de la codétermination à l’allemande, et la mise en œuvre de la loi reste soumise à de nombreuses incertitudes.

3 Les pratiques de certaines entreprises préfigurent ce que pourrait être le dialogue social dans ce nouveau cadre légal.

Auteur

  • EMMANUEL FRANCK