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« Les jeunes proposent une vision différente du travail »

Enjeux | publié le : 08.10.2013 | PAULINE RABILLOUX

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« Les jeunes proposent une vision différente du travail »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Mieux formés que leurs aînés, les jeunes pâtissent pourtant d’une image plutôt négative dans l’entreprise. Mieux connaître et reconnaître leurs compétences et leurs attentes permettrait d’optimiser les conditions de leur collaboration.

E & C : Est-il exact, comme on l’entend souvent, que les jeunes n’accordent plus le même sérieux au travail que leurs aînés ?

Dominique Méda et Patricia Vendramin :

La jeune génération s’attire souvent des commentaires désobligeants de la part des responsables RH, des managers ou des collègues plus âgés par une attitude à l’égard du travail et de l’emploi qui ne correspond pas aux codes des générations plus âgées. Par exemple : refuser d’effectuer des heures supplémentaires quand on a un salaire très modeste, oser négocier son salaire dès les premières étapes de sa vie professionnelle, quitter un emploi qui semble offrir toutes les qualités d’un bon emploi, questionner le sens des consignes, etc. Leur imprévisibilité et l’incertitude pour le travail qui en découle sont mises sur le compte d’un manque de sérieux ou, plus souvent, d’une absence de motivation. Pour cette raison, on entend souvent dire que les jeunes sont moins attachés au travail, moins loyaux, plus indifférents, plus matérialistes.

E & C : Les jeunes ont-ils une manière différente de considérer le travail ?

D. M. et P. V. : Oui, sans être porteurs de changements radicaux, les jeunes dressent néanmoins les contours d’une vision différente du travail. Leurs attentes à son égard sont très élevées, et dans de multiples registres : de la sécurité et un salaire correct, mais aussi de bonnes relations sociales ; mais leurs attentes en matière de réalisation de soi, de reconnaissance, d’épanouissement et de développement personnel sont encore plus intenses que celles des autres tranches d’âge, et elles viennent se fracasser sur une réalité du travail peu conforme à leurs souhaits et donc très décevante. Ils expriment aussi de plus en plus une conception de l’existence – que nous avons appelée polycentrique – dans laquelle le travail reste toujours très important – il doit avoir du sens, permettre de s’impliquer et d’être utile –, mais il doit laisser place à d’autres centres d’intérêt. Un fort désir existe de se réaliser dans des activités amicales, de loisir et familiales. La jeune génération manifeste également ce que l’on pourrait appeler un rapprochement des modèles de genre, c’est-à-dire que les jeunes hommes, en particulier les plus diplômés, souhaitent s’investir dans leur famille et ne plus donner systématiquement la priorité au travail comme l’auraient fait leurs aînés. De leur côté, les jeunes femmes souhaitent s’engager dans un parcours professionnel où elles pourront s’épanouir et réaliser leurs projets et ne plus être contraintes à renoncer au travail pour s’occuper de leur famille. Notre recherche a notamment mis en évidence que le désir des jeunes femmes de se réaliser dans le travail est au moins équivalent et fréquemment plus intense que celui des jeunes hommes : dans nos entretiens, nous avons souvent rencontré des jeunes femmes aux attentes expressives extrêmement affirmées. L’arrivée d’un enfant s’accompagnera souvent chez celles-ci du désir de rendre la vie professionnelle compatible avec la vie de famille, sans que la volonté de se réaliser et d’exercer un métier utile soit remise en cause.

E & C : Ces réponses tiennent-elles à l’âge ou à la génération, c’est-à-dire à l’époque et à notre société ?

D. M. et P. V. : Sans nier un effet d’âge, ces attitudes et motivations sont largement façonnées par l’appartenance générationnelle. Celle-ci fait référence à une expérience partagée ; elle n’est pas un synonyme de l’âge. Ce dernier est d’abord un fait biologique qui se caractérise par des traits spécifiques ; il est aussi l’indicateur d’une position dans un parcours de vie. Par contre, c’est l’ancrage dans un contexte particulier et commun – culturel, économique et historique ou politique – qui constitue les racines d’une génération et, plus spécifiquement, ses orientations à l’égard du travail.

La génération précédente a vu s’installer la participation de plus en plus massive des femmes sur le marché du travail. Et le modèle “un actif/une carrière par ménage” est passé à celui de “deux actifs/deux carrières par ménage”, assorti de nouvelles priorités, de nouveaux objectifs et de nouveaux besoins. Récemment, l’enlisement des États providence dans les besoins de financement des retraites, l’impact de la globalisation sur les économies occidentales, la flexibilisation des marchés du travail ont produit une génération plus précaire, moins assurée quant à son avenir, moins représentée par les organisations syndicales, moins protégée socialement. Bien que cette génération soit la plus qualifiée dans l’histoire et qu’elle ait le privilège d’être du bon côté de la fracture numérique, certains l’appellent la génération des “baby losers”.

E & C : Quelle est la responsabilité des entreprises dans ce malaise ?

D. M. et P. V. : La responsabilité des entreprises tient au décalage entre les attentes immenses dont les jeunes sont porteurs lorsqu’ils arrivent sur le marché du travail et à la réalité des emplois et des perspectives qui leur sont offerts. Les attentes dites instrumentales, c’est-à-dire la sécurité d’emploi et un salaire approprié, sont rarement comblées ; les relations sociales, par contre, sont souvent jugées satisfaisantes, même très bonnes. Mais à l’inverse, les attentes qualifiées d’expressives – réalisation de soi, possibilité de développement, opportunités d’apprendre, autonomie, reconnaissance, etc. – sont le point souvent considéré comme le plus décevant. Les situations de déclassement, les promesses non tenues d’évolution ou d’embauche, le cantonnement dans un statut d’apprenant ou d’exécutant sont des expériences fréquentes pour la jeune génération. Même si ces expériences sont plus fréquentes pour les moins diplômés, elles semblent largement partagées.

E & C : Comment réconcilier les attentes des jeunes salariés avec celles des entreprises ?

D. M. et P. V. : À côté d’un salaire et d’une protection sociale qui leur assurent une vie indépendante, les jeunes sont demandeurs de plus de liberté, d’autonomie et d’opportunités de développement personnel. Ils attendent d’autant plus d’être reconnus par l’entreprise qu’ils ont un niveau de formation plus élevé que leurs aînés. D’une manière générale, ils expriment un grand besoin de sens – comprendre à quoi sert ce qu’ils font – et sont plus sensibles que les générations précédentes à l’utilité de leur travail, au fait qu’il permette de venir en aide aux autres. Ils souhaitent pouvoir être responsables, qu’on leur fasse confiance, qu’on cesse de leur reprocher leur manque d’expérience. Ils appellent ainsi les entreprises à modifier leur organisation du travail, leurs systèmes d’évaluation des performances et la mission des managers de proximité, de manière à accroître les responsabilités qui leur sont confiées, les opportunités de développement personnel, leur autonomie dans la gestion du temps. Les entreprises auraient donc tout intérêt à investir dans une gestion de la diversité des âges inspirée d’une philosophie managériale qui considère les attitudes et compétences propres à chaque âge comme des ressources plutôt que comme des handicaps et à travailler corrélativement à favoriser la compréhension mutuelle entre les groupes d’âge.

PARCOURS

Dominique Méda, agrégée de philosophie, est professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine, chercheure associée au Centre d’études de l’emploi et titulaire de la chaire “Reconversion écologique, travail, emploi, politiques sociales” au Collège d’études mondiales.

• Patricia Vendramin, docteur en sociologie, est codirectrice de recherche à la fondation Travail-université et professeure de sociologie à l’université de Louvain.

• Ces deux auteures viennent de publier Réinventer le travail (PUF).

LECTURES

• La Signification du travail, D. Mercure et M. Vultur, Québec, Presses de l’université Laval, 2010.

• Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Matthew B. Crawford, La Découverte, 2010.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX