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« Les ajustements face à la crise diffèrent selon les pays »

Enjeux | publié le : 10.09.2013 | PAULINE RABILLOUX

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« Les ajustements face à la crise diffèrent selon les pays »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Devant les difficultés économiques et leurs conséquences sur l’emploi, l’Allemagne et l’Italie ont privilégié la flexibilité interne de la main-d’œ;uvre, quand la France a privilégié la flexibilité externe (CDD, intérim…). A priori, aucune solution n’est meilleure qu’une autre.

E & C : Quel a été le retentissement de la crise sur l’emploi dans les pays européens ?

Catherine Spieser : Presque tous les pays de l’Union européenne ont connu une augmentation du chômage dès la fin 2008 ou un peu plus tard. Mais la gravité de cette poussée du chômage a été très variable selon les pays. Elle a atteint des proportions dramatiques en Europe du Sud, en particulier pour les jeunes. Une petite minorité de pays, comme l’Allemagne, a été épargnée, en partie parce qu’elle a été moins touchée par la récession, en partie parce que des stratégies de flexibilité interne ont permis aux entreprises d’ajuster leurs capacités à une activité ralentie sans passer par les licenciements. Au cours du premier épisode de récession (2008-2010), la montée du chômage en France est intervenue avec un léger décalage, mais elle a gravement touché surtout les intérimaires et les CDD. La crise a révélé la diversité des ajustements mis en place selon les pays, tant par les entreprises que par les pouvoirs publics.

E & C : Quels sont les modes de flexibilisation de l’emploi en temps de crise ?

C. S. : Je préfère parler d’ajustement, car la flexibilité n’est pas une fin en soi, c’est un moyen de gérer l’incertitude liée à l’évolution des marchés. Contraintes par la conjoncture, les entreprises ont dû multiplier les ajustements de leur capacité productive. Selon les cas, elles ont fait appel à des aménagements du temps de travail - chômage partiel, comptes épargne-temps… -, des salaires ou des réductions d’effectifs. Dans le cadre du projet Gusto de la Commission européenne sur la gestion de l’incertitude socio-économique en Europe, nous avons entrepris de cartographier les modes de gouvernance de l’incertitude économique en mettant en évidence le rôle des politiques publiques et des partenaires sociaux. J’ai cherché à mettre en rapport les données sur l’évolution de l’emploi et des heures travaillées en Allemagne, en Italie et en France pendant les premières années de la crise d’une part (2008-2010), et les stratégies syndicales par rapport à la flexibilité du travail dans ces trois pays d’autre part. La crise a très clairement entraîné en Allemagne comme en Italie un ajustement immédiat et très significatif du volume d’heures travaillées. En France, en revanche, les industries en difficulté ont globalement eu peu recours à la flexibilité du temps de travail et ont davantage recouru à la flexibilité externe, en réduisant l’intérim et les CDD. On ne peut cependant pas parler de solution a priori meilleure qu’une autre puisque, si l’Allemagne a été relativement épargnée par la montée du chômage, la France et l’Italie, bien qu’ayant opté pour des choix différents, ont vu leur chômage augmenter.

E & C : Comment expliquer le choix d’un recours à la flexibilité interne en Allemagne ?

C. S. : Des dispositifs d’activité réduite existent dans les trois pays : chômage partiel en France, Kurzarbeit en Allemagne, Cassa Integrazione Guadagni en Italie. Leurs objectifs sont similaires en ce qu’ils permettent aux entreprises en difficulté d’alléger les coûts salariaux de manière temporaire.

En Allemagne, le maintien de l’emploi a été un sujet majeur de négociation sociale depuis les années 1990.

Bien qu’avec des allers-retours entre une négociation centralisée puis décentralisée puis partiellement recentralisée au niveau des branches, la négociation sociale sur le maintien de l’emploi semble rodée depuis vingt ans.

Les fédérations syndicales ont pris clairement position en faveur de cette flexibilité en échange d’engagements auxquels les employeurs se sont tenus. Elles ont fait des concessions importantes sur les salaires et le temps de travail en retour de garanties qu’il n’y aurait pas de recours aux licenciements économiques.

E & C : Et externe en France et en Italie ?

C. S. : En France, le cas est inverse. D’une part, la négociation collective au niveau des branches et de l’entreprise s’est jusqu’à très récemment peu attardée sur la question du maintien de l’emploi, la priorité étant de défendre les conditions de travail et de rémunération des travailleurs en place. D’autre part, il n’existe pas en France, contrairement à l’Allemagne, de consensus syndical sur la question de l’emploi : la CGT insiste sur la sécurisation des emplois quand la CFDT met en avant celle des parcours professionnels. L’ANI signé en janvier 2013 et la loi sur la sécurisation de l’emploi qui l’a suivi pourraient toutefois changer la donne en ouvrant de nouveaux domaines de négociation sur le maintien de l’emploi et en fournissant un cadre aux négociations d’entreprise sur ce thème. On observe d’ailleurs dans la foulée quelques tentatives de négociations d’accords de maintien de l’emploi, notamment dans le secteur automobile, particulièrement touché par la crise. Tous secteurs confondus, l’obligation administrative pour les entreprises de déclarer le recours au chômage partiel avant même de savoir précisément le nombre d’heures dont l’entreprise aura besoin rend sa mise en œuvre plus compliquée qu’outre-Rhin.

Le cas de l’Italie invite quant à lui à relativiser les bénéfices de la flexibilité interne pour les salariés. Si le patronat s’est largement appuyé sur le dispositif de réduction des heures travaillées, la dénonciation par Fiat des accords de branche a réajusté à la baisse la possibilité de compromis négociés loyalement entre les employeurs et les salariés. Ces derniers ont ainsi été amenés à valider localement des accords moins favorables que ne le prévoyaient les conventions collectives, dans l’espoir que le patronat tienne ses engagements de ne pas délocaliser les emplois. Mais, dans un contexte où le principe même de la négociation est attaqué, il semble que la réduction des heures travaillées et l’équivalent du chômage partiel ne servent pas tant à gérer la crise de manière consensuelle qu’à préparer les salariés à des licenciements.

E & C : Quelles conclusions tirer de cette comparaison entre les trois pays ?

C. S. : On s’aperçoit que des dispositifs en apparence similaires - indemnisation de l’activité réduite, négociations collectives - peuvent jouer un rôle très différent d’un pays à l’autre en fonction des modalités concrètes de leur mise en œuvre et des stratégies des acteurs qui sont amenés à y recourir. Les instruments d’action publique - dispositifs spécifiques de gestion de crise, politiques de l’emploi, droit du travail -, mais aussi les positions des partenaires sociaux définissent l’univers des possibles pour les stratégies d’entreprise. S’il n’est pas simple d’établir quels modes d’ajustement sont les plus performants - cela dépend largement des critères à l’aune desquels on les évalue -, il est clair que le coût social des stratégies de flexibilité interne et externe se répartit différemment : l’effort des employeurs est plus élevé dans les stratégies d’ajustement interne. On sait toutefois que le maintien des salariés dans l’emploi permet un redémarrage plus rapide en période de reprise.

PARCOURS

• Catherine Spieser est enseignante en sciences politiques. Docteure en sciences politiques et sociales, elle est chercheure au Centre d’études de l’emploi et au Centre d’études européennes de Sciences Po Paris.

• Elle a contribué au projet Gusto sur la gestion de l’incertitude socio-économique dans les sociétés européennes, rassemblant des partenaires d’une dizaine de pays. Elle a dirigé l’ouvrage L’emploi en temps de crise (éd. Liaisons, mai 2013).

LECTURES

• The Age of Dualization. The Changing Face of Inequality in Deindustrializing Societies, P. Emmenegger, S. Häusermann, B. Palier et M. Seeleib-Kaiser.Oxford University Press, 2012.

• Sociologie du travail : les relations professionnelles, Antoine Bevort et Annette Jobert, Armand Colin, 2011.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX