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« Il faut élargir le Code pénal à la notion de crimes industriels »

Enjeux | publié le : 27.08.2013 | MARTINE ROSSARD

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« Il faut élargir le Code pénal à la notion de crimes industriels »

Crédit photo MARTINE ROSSARD

Les cancers d’origine professionnelle se multiplient, mais ils restent encore largement méconnus, et la prévention laisse souvent à désirer. Pour responsabiliser davantage les industriels, les sanctions civiles sont insuffisantes. D’où l’urgence d’intégrer la notion de crimes industriels dans le Code pénal, objet de la condamnation de l’ex-Pdg d’Eternit en Italie dans le procès de l’amiante.

E & C : Pour quelles raisons évoquez-vous une « invisibilité » des cancers professionnels en France ?

Annie Thébaud-Mony : Les estimations de l’Institut national de veille sanitaire sont passées de 150 000 nouveaux cas de cancers en 1980 à 365 000 en 2011, mais l’évaluation précise de ceux d’origine professionnelle reste à faire. Les faibles taux avancés pour les différentes pathologies ne reflètent pas la réalité, car il y a une invisibilité des cancers professionnels. On ignore la toxicité de nombreux produits et la synergie de certaines molécules entre elles. La traçabilité des expositions aux cancérogènes n’est pas disponible, les employeurs délivrant rarement les fiches d’exposition. Les médecins, tant hospitaliers que libéraux, ne sont pas incités – au contraire – à déclarer des maladies professionnelles. Quant à la reconnaissance de celles-ci, elle relève du parcours du combattant.

E & C : Vous avez mené une enquête dans le cadre du Giscop 93*. Qu’apprend-elle ?

A. T.-M. : Sur 1 240 malades du cancer traités dans trois établissements hospitaliers de Seine-Saint-Denis, 84 % ont été exposés dans leur travail à des cancérogènes, le plus souvent à ce que nous appelons des “cocktails de cancérogènes” pour des durées supérieures à vingt ans et sans jamais avoir bénéficié d’une protection individuelle ou collective. Aucun d’entre eux ne disposait d’une attestation d’exposition. Grâce à la reconstitution des parcours professionnels et à l’identification des cancérogènes dans l’activité par un groupe pluridisciplinaire d’experts du Giscop, ces expositions ont été recensées pour chaque poste de travail, permettant la reconnaissance en maladie professionnelle d’une part des patients. Cependant, les conditions drastiques de la reconnaissance sont loin d’ouvrir ce droit à tous ceux que les experts considèrent comme pouvant en bénéficier. Ces patients travaillaient comme ouvriers dans la construction, le travail des métaux, la réparation automobile, le nettoyage, la gestion des déchets, des secteurs qui recourent fréquemment à la sous-traitance pour les travaux les plus dangereux. Selon l’enquête Sumer 2003, plus de 2 millions de salariés du secteur privé sont exposés au risque cancer. Rappelons que le rapport de la Cour des comptes sur l’évaluation du plan cancer montre que le risque de mourir de cancer est désormais multiplié par 10 pour un ouvrier par rapport à un col blanc.

E & C : Qu’en est-il de la prévention ?

A. T.-M. : Des chantiers de désamiantage ou des travaux sur des matériaux contenant de l’amiante se poursuivent encore aujourd’hui sans application de la réglementation, elle-même insuffisante. Le risque est souvent externalisé et la notion de coresponsabilité du donneur d’ordre n’est généralement pas retenue. De plus, la législation qui prévoit la substitution des produits cancérogènes n’est pas respectée. Même la reconnaissance des maladies professionnelles et la faute inexcusable de l’employeur après des expositions à des produits cancérogènes n’incitent pas assez à la prévention.

E & C : Que peuvent faire les DRH et les CHSCT ?

A. T.-M. : Les enjeux de santé au travail ne relèvent pas de la négociation salariale. La liberté de l’employeur doit s’arrêter là ou commence la protection de la vie et de la santé des salariés. Malheureusement, la législation de 1898 et de 1919 sur les maladies professionnelles ne s’intéresse pas aux causes mais à la réparation. On est dans une logique assurantielle. Dans beaucoup d’entreprises, les responsables sécurité s’autocensurent par manque de marges de manœuvre pour pouvoir traiter les problèmes. Les CHSCT ont une capacité d’agir en cas de mise en danger de la vie et de la santé des salariés. Ils doivent avant tout donner l’alerte, mener des enquêtes et déclencher des expertises s’ils constatent un risque. Les DRH devraient faire un travail de fond avec les CHSCT pour évaluer les risques et élaborer les moyens et les plans de prévention. Dans la réalité, de nombreux plans se révèlent défaillants.

E & C : Quelles sont les sanctions possibles ?

A. T.-M. : Dans les faits, les condamnations civiles demeurent insuffisantes. Et dans le cas des victimes de l’amiante ou de leurs ayants droit, le fonds d’indemnisation lance trop rarement des actions récursoires contre les entreprises coupables. Seules des condamnations pénales dissuasives me semblent de nature à obliger les entreprises à prévenir les risques professionnels. Il faut sanctionner les responsables des décès et maladies liés au travail, et pas seulement ceux dus au désastre de l’amiante. En Italie, en juin, la cour d’appel de Turin a condamné Stephan Schmidheiny, ex-Pdg d’Eternit, à dix-huit ans de prison et à l’indemnisation des personnes ayant subi une exposition potentiellement mortelle à l’amiante. Il faut que les industriels de la transformation de l’amiante et les grandes entreprises qui ont défendu la stratégie d’utilisation de l’amiante en France, entre 1960 et 1990, soient jugés et condamnés pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui sur le plan professionnel et le plan environnemental.

L’instruction a déjà été menée, manque la volonté politique.

E & C : Pour dénoncer l’indifférence face à cette situation, vous aviez refusé en 2012 la Légion d’honneur proposée par Cécile Duflot, ministre de l’Égalité des territoires et du logement. Avez-vous été entendue depuis ?

A. T.-M. : J’ai été reçue par Cécile Duflot, qui m’a orientée vers la ministre de la Justice. Je souhaite rencontrer Christiane Taubira pour lui demander d’élargir le Code pénal à la notion de crimes industriels, afin de ne pas laisser les victimes seules plaider l’homicide. Les ouvriers d’Amisol ou d’Eternit meurent les uns après les autres sans que les responsables de leur décès n’aient répondu de leurs actes. Il y a urgence !

* Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis.

PARCOURS

• Annie Thébaud-Mony est sociologue, directrice de recherche honoraire à l’Inserm et spécialiste des maladies professionnelles.

• Elle a dirigé le Giscop 93 (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis) à l’université Paris 13.

• Elle est l’auteure notamment de Travailler peut nuire gravement à votre santé (La Découverte, 2008) et coauteure de Santé au travail : approches critiques (La Découverte, 2012).

LECTURES

• Se Former pour transformer le travail, Catherine Teiger et Marianne Lacomblez, Presses de l’Université Laval, 2013.

• L’Apocalypse joyeuse, Jean-Baptiste Fressoz, Seuil, 2012.

• Chantier interdit au public, Nicolas Jounin, La Découverte, 2008.

Auteur

  • MARTINE ROSSARD