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« De l’entreprise des “pères” à l’entreprise des “pairs” »

Enjeux | publié le : 16.07.2013 | GAËLLE PICUT

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« De l’entreprise des “pères” à l’entreprise des “pairs” »

Crédit photo GAËLLE PICUT

Donner la liberté aux salariés améliorerait la performance des entreprises. Celles dites “libérées” ont su transformer leur organisation de façon à ce qu’autonomie et responsabilisation se substituent à obéissance et autorité.

E & C : En quoi l’organisation actuelle des entreprises est-elle un frein à la croissance et à l’innovation ?

Isaac Getz : Le modèle traditionnel de management relève de la bureaucratie hiérarchique. Ce modèle a eu des bénéfices incroyables depuis la révolution industrielle et a permis des progrès économiques considérables. Cela a fonctionné tant que la demande était abondante et stable, mais aujourd’hui, les entreprises ont besoin de capter les signaux faibles et d’agir rapidement.

Or l’inconvénient principal de ce modèle est qu’à partir du moment où l’on dit à quelqu’un ce qu’il doit faire ou d’appliquer la procédure, on le déresponsabilise. Une forme de neutralité passive, voire malveillante, s’installe. Il en résulte une importante déperdition d’énergie, des sources de conflits, de coûts cachés et, au final, une sous-performance. Au lieu de dire aux salariés ce qu’ils doivent faire, commençons par écouter ce qu’ils proposent. De plus, la confiance coûte bien moins cher que le contrôle.

E & C : Quelles sont les étapes clés pour libérer l’entreprise ?

I. G. : Il s’agit d’un travail de transformation difficile, progressif et hasardeux, qui doit être initié par le numéro un et qui ne peut pas être sous-traité à des collaborateurs ou à des consultants. Les différents exemples étudiés en France, en Belgique, en Finlande et aux États-Unis montrent que cela demande du temps, généralement entre trois ans pour une PME – telle que Favi en Picardie – et dix ans pour une grande entreprise – telle que Harley Davidson. Cela commence par une vision partagée. Une vision n’est pas une stratégie, mais un rêve à accomplir ensemble et qui crée du sens. En plus, cela fournit aux salariés le critère pour juger par eux-mêmes si leur initiative est bonne – quand elle s’inscrit dans la vision – ou non. Pas besoin de demander à un chef pour juger cela.

Par la suite, le patron construit un environnement au sein duquel les salariés sont libres et responsables de prendre dans leur périmètre les bonnes décisions pour l’entreprise. Cet environnement doit satisfaire trois besoins psychologiques humains fondamentaux – voir les travaux sur l’automotivation de l’école de Rochester, aux États-Unis – : un environnement dans lequel chacun est traité de façon intrinsèquement égale, ce qui suppose, d’un côté, les notions de respect, de confiance, de considération et, de l’autre, la disparition des outils de contrôle – pointeuses… – ou des signes extérieurs de pouvoir – places réservées de parking… Ceci risque de créer des réticences à la fois de la part de certains salariés – habitués à obéir – et des managers – habitués à dire et à contrôler. Mais une fois celles-ci dépassées, les salariés ont envie de prendre des initiatives et les managers apprennent à être au service de leurs équipes ; un environnement dans lequel chacun peut se développer, réaliser son potentiel, grâce à la formation notamment. Les salariés doivent être dotés des compétences qui leur permettent de mener à bien leurs initiatives ; enfin, un environnement dans lequel chacun peut s’autodiriger, c’est-à-dire où les salariés sont considérés comme des adultes responsables et ont la possibilité de réaliser leurs initiatives. Il s’agit bel et bien de revoir la façon globale dont on redistribue le pouvoir d’action.

E & C : Quels bénéfices avez-vous pu observer dans ce type d’entreprises ?

I. G. : En réveillant le potentiel et l’action de leurs salariés, ces entreprises battent des records de performance et se maintiennent au sommet dans leur secteur d’activité pendant des décennies. C’est le cas de Gore, par exemple, qui connaît une croissance organique de 15 % par an et qui a lancé 1 000 nouveaux produits en trente ans, ou encore de Favi dans le secteur automobile. Au niveau individuel, on a des salariés engagés, productifs… et même heureux au travail !

E & C : Faut-il pour autant supprimer les managers ?

I. G. : Absolument pas ! Dans ces entreprises libérées, le manager devient leader. Leader n’est pas un terme galvaudé. Il est celui qui se met au service de ses équipes. Son réflexe doit être de demander chaque matin aux personnes de son équipe « De quoi avez-vous besoin pour bien faire votre travail ? » ou « Qu’est-ce qui vous empêche de bien le faire ? » Il est tel un jardinier qui veille à ce que ses fleurs aient le bon terreau et l’eau pour se développer toutes seules.

Il ne s’agit pas de faire une révolution qui ferait tomber des têtes et qui créerait de la peur, mais d’une transformation radicale dans la façon de s’organiser. De passer de “l’entreprise des pères” à “l’entreprise des pairs”. Je suis conscient que cela ne convient pas forcément à tout le monde.

Tous les dirigeants ne sont pas prêts à l’abandon de leur pouvoir et tous les salariés ne peuvent pas travailler dans ce climat de liberté totale. Ils ne sont pas prêts à assumer la responsabilité de l’échec. Mais on peut également les aider à évoluer vers d’autres missions dans l’entreprise.

E & C : Quel est le rôle du DRH dans ces entreprises libérées ?

I. G. : Trop souvent, malheureusement, les DRH font autre chose que ce pour quoi ils ont choisi ce métier – contribuer au bien-être, à la bonne ambiance, au développement des salariés, etc. La plupart du temps, ils subissent cette situation. Pour que cela change vraiment, il faut que l’évolution soit globale et pas seulement que soit saupoudré un peu d’empowerment ou de participatif. Sinon, cela conduit à la schizophrénie. Mais, si leurs patrons décident de libérer réellement leur entreprise, les DRH peuvent alors être des agents facilitateurs de cette transformation. Il y a un gros travail d’éducation à faire pour que les équipes s’autogèrent, mais également en termes de recrutement, de développement personnel, de partage des profits, de récompense… Il ne s’agit plus d’essayer de motiver les gens par des incentives, mais d’aider à construire un environnement qui leur permette d’évoluer et de s’autodiriger.

Malheureusement, ni les caractéristiques culturelles françaises ni le système éducatif ne valorisent suffisamment l’autonomie et l’esprit d’initiative. Aux patrons libérateurs de changer cela.

PARCOURS

• Isaac Getz, docteur en psychologie, est professeur de leadership et d’innovation à l’ESCP Europe. Il a conduit et publié de nombreux travaux sur des sujets liés au management des idées, de l’innovation et de la créativité, à la transformation organisationnelle et au leadership libérateur.

• Il est coauteur, avec Brian M. Carney, de Liberté & Compagnie (Flammarion, 2013).

LECTURES

• La Belle Histoire de Favi : l’entreprise qui croit que l’Homme est bon (tomes 1 et 2), Jean-François Zobrist, Humanisme & Organisations, 2008.

• Au-delà du management, Robert Townsend, Arthaud, 1971.

Auteur

  • GAËLLE PICUT