logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enjeux

« Sur la religion en entreprise, il faut établir des règles claires et opposables »

Enjeux | publié le : 11.06.2013 | CHRISTIAN ROBISCHON

Image

« Sur la religion en entreprise, il faut établir des règles claires et opposables »

Crédit photo CHRISTIAN ROBISCHON

Ni déni ni acceptation généralisée, mais recherche de l’accommodement le plus pertinent : les entreprises gagneront à piloter avec finesse la gestion du fait religieux en leur sein afin de maintenir leur cohésion sans créer de frustrations. L’émergence du fait religieux au travail est incontestable, mais d’une façon moins flagrante que dans les situations les plus médiatisées, ce qui oblige à un travail d’attention.

E & C : Comment le fait religieux se manifeste-t-il en entreprise et quelles réponses suscite-t-il chez l’employeur ?

Isabelle Barth : Dans notre ouvrage collectif, nous nous référons à une étude internationale de 201 cas de litiges ayant fait l’objet d’une décision de justice entre la fin des années 1990 et 2010. Les sources de ce qui est vécu comme une discrimination sont, à 34 %, l’apparence vestimentaire ou le port ostentatoire d’un signe religieux, puis à 20 % les demandes d’aménagement du temps de travail, à 19 % l’intolérance de principe à l’appartenance à une religion, à 15 % la non-exécution d’un acte professionnel perçu comme entrant en conflit avec sa croyance et à 7 % seulement le prosélytisme. J’y ajouterais volontiers les conflits sur l’alimentation et ceux liés au rapport homme-femme, comme le refus de travailler sous l’autorité d’une femme.

Il ne faut pas se le cacher, la question se pose en premier lieu vis-à-vis des religions dont les pratiquants marquent leurs convictions par des signes très visibles : l’Islam, ou encore les sikhs en Grande-Bretagne. Selon l’étude, le licenciement représente la conséquence la plus fréquente (55 %), avant la souffrance au travail. On peut toutefois penser que cette dernière occupe en réalité une place beaucoup plus importante, mais moins spectaculaire. On en trouve des expressions nombreuses sur les réseaux sociaux, où des salariés musulmans se plaignent par exemple de devoir faire leur prière dans les toilettes.

En France, la réponse de l’employeur est souvent le déni : « Il n’y a pas de problème. » Elle s’inscrit incontestablement dans le modèle de séparation posé par le principe de laïcité, comme une transposition à l’entreprise de la loi de 1905 relative à l’Église et à l’État. Ce modèle s’oppose à celui de l’absorption qui prévaut dans la péninsule arabique, mais aussi aux États-Unis, où la prière d’avant réunion n’est pas rare. La laïcité appelle un mode de management qui présuppose l’absence d’interaction vie publique– vie privée. Or ce postulat ne tient plus. L’entreprise est rattrapée par le sujet lorsque le chantier s’interrompt plusieurs fois par jour pour la prière ou que l’agence de téléphonie mobile ferme le premier jour du Ramadan car tous ses employés sont absents. Par ailleurs, la frontière travail-domicile est bousculée, et nous vivons un mouvement d’individuation, d’affirmation de l’identité de chacun, de construction de sa propre vie… auquel les entreprises participent par leur propre GRH. Tout ceci me porte à conclure que le plus grand risque que court une entreprise, c’est de ne pas parler du sujet.

E & C : Si le déni est à proscrire, faut-il aller alors au contraire vers la prise en compte systématique ?

I. B. : Ce serait une erreur tout aussi lourde, dommageable à la cohésion de l’entreprise. Motivée par une autre crainte, celle de passer pour discriminatoire, raciste, etc., elle provoquerait un gouffre avec la majorité silencieuse, constituée à la fois des non-croyants et des croyants qui ne font pas de vagues. On se souvient de l’émotion face aux rumeurs de création de fait d’un restaurant d’entreprise halal au terminal de Roissy. Elle peut même mettre en danger le salarié, si on lui permet de ne pas porter un casque de chantier – en Grande-Bretagne, une loi vite corrigée avait autorisé les sikhs à circuler à moto sans casque.

Il faut aider cette majorité, éviter sa propre souffrance au travail en dressant un diagnostic et en posant des règles claires et opposables garantes de l’égalité de traitement. Ce qui n’empêche pas, pour les croyants, de prévoir des accommodements au cas par cas, “raisonnés”, comme l’a qualifié un collègue dans l’ouvrage. Sinon, on crée de la frustration qui débouche sur le militantisme.

E & C : Peut-on s’appuyer sur des lois ou sur un guide d’entreprise pour gérer le fait religieux ?

I. B. : Le Code du travail, dans son article L. 120-2, est pertinent et suffisant. Par ailleurs, la loi de modernisation sociale de 2001 inscrit le fait religieux parmi 19 critères de discrimination, mais la liste est suffisamment longue pour que les entreprises fassent l’impasse sur lui et privilégient des sujets plus consensuels comme l’égalité hommes-femmes ou le travail handicapé. La jurisprudence apporte aussi quelques réponses, comme la distinction pour l’autorisation d’un signe ostentatoire selon que le salarié est en contact direct ou non avec la clientèle. Enfin, certaines entreprises comme La Poste ont produit un guide. On constate des retours en arrière, la codification s’avère compliquée. Un règlement intérieur régulièrement revu peut s’avérer pertinent en posant quelques principes intangibles : intérêt général, hygiène-sécurité – non au refus de port du vêtement de protection –, interdiction du prosélytisme. Et, par-dessus tout, le principe d’égalité avant celui de liberté.

E & C : Sur qui repose la gestion du fait religieux en entreprise et comment l’assurer au quotidien ?

I. B. : Le DRH se trouve en première ligne, mais une politique diversité relève de la direction générale. Celle-ci doit avoir conscience qu’une revendication religieuse exacerbée peut mettre en cause le discours managérial. L’autre erreur consiste à déléguer la gestion au manager de proximité, qui se retrouve alors vite démuni. Quant aux organisations syndicales, force est de constater qu’elles se situent en retrait sur un sujet qu’elles considèrent comme relevant de la relation individuelle.

Évidemment, il ne s’agit pas de faire apprendre aux managers les sourates du Coran. Ni d’attendre passivement le conflit spectaculaire : celui-ci est très rare – mais il peut se révéler très destructeur. Nous recommandons de focaliser l’attention sur les “signaux faibles”, les manifestations d’apparence anodine : la petite blague sur le signe religieux, le vêtement mal toléré, des mises en cause des menus… Le danger vient de leur répétition à fréquence de plus en plus rapide. À l’École de management de Strasbourg, nous avons mis en place un outil d’observation des risques discriminants selon le caractère plus ou moins aigu, mais surtout selon la fréquence des problèmes.

E & C : Le récent arrêt de la Cour de cassation dans l’affaire de la crèche Baby Loup vous apparaît-il comme un tournant ?

I. B. : Nous sommes dans une situation de frontière entre public et privé, par définition épineuse à trancher, ce qui explique le débat déclenché. Mais il ne change pas la donne pour l’entreprise privée : celle-ci n’est pas un lieu de laïcité.

PARCOURS

• Isabelle Barth est professeure des universités en sciences de gestion et directrice générale de l’EM (École de management) Strasbourg, seul établissement d’enseignement supérieur public à avoir décroché, à ce jour, le label Diversité de l’Afnor.

• Le management de la diversité constitue l’un de ses principaux thèmes de recherche avec la vente et les comportements émergents de consommation. Elle pilote l’axe RSE (diversité, éthique, développement durable) au sein du laboratoire HuManiS à Strasbourg.

• Elle a coordonné l’ouvrage collectif Management et religions, décryptage d’un lien indéfectible, paru en octobre 2012 (Éd. EMS).

SES LECTURES

• L’Invention de la diversité, Réjane Sénac, PUF, 2012.

• Le Management de la diversité : enjeux, fondements et pratiques, Isabelle Barth et Christophe Falcoz, Collectif, L’Harmattan, 2007.

• Dieu et l’entreprise : comprendre et gérer les cultures religieuses, Patrick Banon, éditions d’Organisation, 2005.

Auteur

  • CHRISTIAN ROBISCHON