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« Contrairement au capital humain, le patrimoine humain est collectif »

Enjeux | publié le : 04.06.2013 | PAULINE RABILLOUX

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« Contrairement au capital humain, le patrimoine humain est collectif »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

La notion de capital humain permet de considérer les ressources humaines comme un actif de l’entreprise. Mais il faut aller plus loin et inventer les concepts et les outils pour que ces ressources deviennent un levier de la cohérence de l’entreprise et de son développement sur le long terme.

E & C : Comment aborder la question de l’actif humain dans l’entreprise pour mieux le valoriser ?

Alain Oumeddour : La notion de capital humain est apparue aux États-Unis dans les années 1960. Elle désigne l’ensemble des aptitudes, talents, qualifications et expériences accumulés par un individu en tant qu’ils peuvent être mis au service de l’entreprise qui l’emploie. Elle a pris un réel essor en Europe à partir des années 1980, dans un contexte où l’économie de la connaissance devenait pour les pays industrialisés un enjeu majeur dans la concurrence mondiale. Cette théorie fonctionne par analogie avec celle du capital financier ou physique, et relève donc en dernier ressort d’une analyse comptable selon les concepts propres à cette discipline : investissements immatériels, retour sur investissement, valeur ajoutée, etc. Ce concept montre cependant ses limites, puisqu’il implique d’utiliser, pour mesurer des facteurs éminemment subjectifs – curiosité, motivation, implication, partage du savoir… –, des outils qui, pour leur part, ne le sont pas du tout. S’il reste évidemment primordial de prendre en compte la part de la formation, du savoir et de sa transmission au sein des entreprises, il nous a semblé, dans le cadre du Cercle européen des DRH, que le concept de patrimoine traduisait mieux à la fois les enjeux actuels de l’entreprise et la spécificité européenne. Cette dernière, en effet, ne réside pas seulement dans la capacité à se servir de la connaissance pour augmenter la rentabilité des organisations – créneau sur lequel les pays émergents commencent à se positionner –, mais dans sa capacité à réunir des personnes autour de projets communs faisant sens, valeur et histoire au sein des collectifs de travail. La notion de patrimoine permet de prendre acte d’un héritage humain propre à chaque organisation et d’être en meilleure position pour le développer qu’on ne l’est en abordant cette problématique dans une logique strictement financière.

E & C : Comment, concrètement, entretenir et développer ce patrimoine humain ?

A. O. : En déployant les implications du concept de patrimoine, on peut aisément déterminer le rôle des entreprises pour maintenir et enrichir l’actif humain. Contrairement à la notion de capital humain, qui part des compétences individuelles pour en faire la somme avec le risque d’une déperdition au moment du passage de la dimension individuelle à la dimension collective, la notion de patrimoine humain se situe d’emblée dans le champ du collectif. Quatre fonctions peuvent alors être dévolues à l’entreprise : constitutive, organisatrice, de développement et de transmission. La première consiste à agréger les individus autour de mythes fondateurs, au sens où ces récits véhiculent les valeurs cardinales au nom desquelles on travaille. C’est ainsi, par exemple, l’histoire de Steve Jobs qui, dans sa propre vie comme chez Apple, s’affranchira des poncifs pour valoriser l’innovation et l’exigence de perfection, ou celle de Renault, laboratoire social de la IVe République, où les salariés peuvent se reconnaître, y compris quand l’entreprise, traversant des passes difficiles, est amenée à demander un effort supplémentaire à chacun. La fonction organisatrice exprime, pour sa part, la manière dont l’entreprise s’y prend pour que le patrimoine humain s’exprime à tous les niveaux de la hiérarchie. Elle se lit dans la manière de constituer les équipes, les valeurs mises en avant par le management, la reconnaissance de l’expertise, le leadership model, les modes de partage des connaissances, le dialogue social… Il s’agit de déployer les implications pratiques des valeurs d’entreprise et d’en recueillir les fruits. La troisième fonction est plus classique. Elle consiste à développer les plans de formation, d’orientation interne, de gestion de carrière en fonction des enjeux stratégiques de l’entreprise. La dernière fonction, enfin, est celle de transmission. Il est dans la nature même d’un patrimoine, une fois constitué, de perdurer d’une génération à l’autre. C’est la fameuse culture d’entreprise qui reste quand on a tout oublié ou presque : les dirigeants passés, les aléas du développement, etc. C’est ce qui est durablement inscrit dans l’ADN de l’entreprise et qui explique qu’en se transformant sans cesse, elle puisse rester elle-même. Cette fonction met bien sûr en jeu tous les mécanismes prévus par elle pour transmettre les connaissances des anciens aux plus jeunes, au premier rang desquels le tutorat, mais également des dispositifs comme l’emploi-retraite ou, plus généralement, la place que l’on fait aux seniors dans les équipes.

E & C : Comment les DRH peuvent-elles s’approprier la notion de patrimoine humain ?

A. O. : Les directions RH sont évidemment responsables de ce patrimoine. Comme il appartient à la fonction marketing de développer les ventes, il leur appartient en propre de constituer ce patrimoine, de l’organiser, de le développer et de gérer sa transmission. Le DRH se doit de le défendre au sein des comités exécutifs. Cela nécessite pour lui d’être précisément au fait du business de l’organisation et de s’appliquer à mettre en cohérence l’efficacité de l’entreprise à court terme et son développement humain au long cours. Pour cela, il doit sans doute contribuer à faire émerger de nouveaux outils d’analyse socio-économiques ou sociologiques, qui permettront de mesurer l’impact des décisions sur le système global de l’unité. Cela passe, par exemple, par la définition et la mesure des compétences critiques, le repérage des signaux faibles au cours du dialogue social, qui sont autant de balises pour anticiper les mutations humaines à moyen et long termes. Plus généralement, on pourrait envisager qu’une analyse historique des mesures prises en termes de recrutement, de formation et d’organisation des équipes soit mise en rapport avec les performances de l’entreprise dans la durée. Si des corrélations apparaissent, l’entreprise verra rapidement quel intérêt elle peut retirer d’une meilleure orchestration du patrimoine humain. Pourquoi ne pas envisager de faire figurer dans le rapport social, à côté des indicateurs chiffrés sur la formation, le recrutement, le tutorat, etc., une analyse qualitative de la gestion spécifique du patrimoine humain ? C’est aux DRH d’en promouvoir à la fois le principe et les outils. Cela devrait contribuer à renforcer la reconnaissance réciproque entre les directions générales et la base essentielle au bon fonctionnement des entreprises, aujourd’hui plutôt malmenée par le capitalisme financier dans sa recherche du profit à court terme, avec les conséquences délétères que l’on sait sur le climat social et la motivation des équipes.

PARCOURS

• Alain Oumeddour est directeur de Thales Université et directeur de la gestion des compétences au sein de la DRH du groupe Thales.

• Il est membre fondateur du Cercle européen des DRH pour la responsabilité sociale et membre du conseil scientifique de l’Afpa.

• Il est l’auteur d’un article intitulé “Capital humain européen et compétitivité” dans l’ouvrage collectif Le Modèle social européen (éd. Îlots de résistance, mars 2013).

LECTURES

• L’Homme au cœur de la stratégie, de Jean-Luc Placet et Patrick Rarivoson, Dunod, 2011.

• Human Capital, A Theoretical and Empirical Analysis, Gary Becker, Columbia University Press, 1964.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX