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« L’ambivalence du management, à la fois producteur et régulateur de violence »

Enjeux | publié le : 21.05.2013 | ÉRIC DELON

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« L’ambivalence du management, à la fois producteur et régulateur de violence »

Crédit photo ÉRIC DELON

Même si la violence recule de manière tendancielle, le ressenti des salariés à son égard est croissant. La responsabilité en incombe sans doute au management, qui en serait à la fois le producteur, le régulateur et le préventeur.

E & C : La littérature managériale et parfois grand public de ces dernières années regorge d’exemples et de thématiques liés à la violence au travail. Cette violence professionnelle n’existait-elle pas auparavant ?

Caroline Cintas : Deux évolutions majeures en font à nouveau un sujet d’actualité. La première est liée à la crise économique, qui génère, par nature, des comportements spectaculaires et ultra-violents – immolation d’un chômeur par le feu en public devant une agence Pôle emploi, suicides tragiques en entreprise… La seconde repose sur l’intolérance accrue de notre société à la violence. Comme le démontrent à l’envi historiens et sociologues, les sociétés démocratiques connaissent un déclin historique de cette dernière. Pourtant, paradoxe, la sensibilité à la violence n’a jamais été aussi forte : 22 % des salariés français estimaient en 2010 être l’objet de « comportements hostiles dans le cadre du travail », qu’il s’agisse d’attitudes méprisantes, d’atteintes dégradantes ou de non-reconnaissance du travail (1).

E & C : Comment analysez-vous la recrudescence de cette violence “ressentie” ?

C. C. : Paradoxalement, bien que les contraintes physiques aient reculé, l’intensité du travail a augmenté ces dernières années pour l’ensemble des salariés. Alors qu’ils se retrouvent davantage en contact avec le public, ces derniers se sentent moins agressés – 8 % en 2010 contre 10 % en 2003, selon la Dares – alors même qu’ils perçoivent davantage de tensions au travail. Ceci confirme que la violence proviendrait davantage des conditions de travail – rythmes, horaires décalés, mobilité forcée… – que du contact avec un tiers violent. Une violence économique banalisée s’immisce dans la société en touchant les populations les plus vulnérables telles que les apprentis, les intérimaires, les femmes… Face aux nouveaux modes de management et aux exigences du travail, les salariés ont intégré les rapports de domination dans leur activité quotidienne.

E & C : Pouvez-vous illustrer votre constat ?

C. C. : Prenons l’exemple du management de la diversité. À travers sa mesure et son pilotage, il comprend deux risques d’aggravation de la violence : celui d’injustice lié à la dérive des différences de traitement – pratiques RH catégorielles – et celui de fracture sociale entre salariés. En effet, gérer les différences identitaires arbitraires, c’est prendre le risque de commettre des inégalités de traitement et de générer de l’injustice entre catégories. Cette potentielle production d’injustice est de nature à provoquer des conflits. Les cas de discrimination conduisent à une intensification de la violence psychologique, comme le montrent les situations de harcèlement moral déclarées ou non au Défenseur des Droits (ex-Halde). Les chercheurs en religion relèvent des cas fréquents de pratiquants harcelés au sein d’équipes majoritairement hostiles au fait religieux. Le management de la diversité est donc porteur d’une menace et donne l’illusion qu’il peut apporter une réponse aux problèmes de la discrimination au travail et des inégalités alors que, le plus souvent, l’inégalité est analysée comme une conséquence de nos préjugés plutôt que de notre système social. Le management de la diversité n’est qu’un exemple parmi d’autres des modes managériales actuelles qui occultent les rapports de domination.

E & C : Vous dites que le management entretient une ambivalence avec la violence. Il en serait à la fois le producteur, le régulateur et le préventeur. Pouvez-vous expliciter ces notions ?

C. C. : La médiatisation des vagues de suicides dans des entreprises françaises a propulsé le management en principal coupable et responsable de la dégradation de la santé au travail des salariés. À l’instar de l’organisation taylorienne, dont les répercussions sur la santé physique ont été historiquement dénoncées, le management moderne est mis en cause pour ses conséquences négatives sur la santé psychologique. Si certaines pratiques, notamment celles qui s’inscrivent dans le modèle de la performance – évaluation individuelle, polyvalence, nouveaux modes d’organisation… – peuvent induire de la violence, des études, à contre-courant, montrent que la violence prospère lorsque le management est absent – par exemple au sein des associations – ou empêché (2). Le rôle du management est donc ambivalent : à la fois producteur et potentiellement régulateur des violences. Si certains actes de gestion sont identifiés comme producteurs de violence, le phénomène étant circulaire, le processus ne s’arrête pas là, puisque le groupe peut réagir par des faits de violence à des actes de gestion traumatisants : sabotage, séquestration de dirigeants, menaces de destruction de l’outil de travail, etc. Ces incidents caractérisent des comportements de résistance collective. D’autres formes de résistance, plus individuelles, des cadres notamment, prennent parfois le relais.

E & C : Quelles pourraient être les pistes innovantes pour transformer ces situations de travail ?

C. C. : Il existe un certain nombre de pistes, opérationnelles et stratégiques. Rappelons tout d’abord que le management doit être le promoteur de formes alternatives d’organisation du travail. Par exemple, il doit être associé dès la conception des locaux. L’impact de l’architecture et de l’aménagement sur la façon de travailler et sur les relations interindividuelles est, sans aucun doute, largement sous-estimé. Une autre piste opérationnelle abordée concerne le pilotage d’indicateurs d’alerte – absentéisme, turnover, nombre d’altercations, ambiance de travail… Les managers doivent apprendre à mieux utiliser ces tableaux de bord afin de pouvoir piloter le social en temps réel pour en surveiller les dysfonctionnements. Enfin, il importe de repenser certains principes de management – l’évaluation du mérite –, de les déconstruire et de les remettre en cause. Penser autrement pourrait donner naissance à des innovations managériales majeures et à des organisations plus responsables socialement.

(1) Dares, Analyses, mars 2012.

(2) Se référer aux travaux de Mathieu Detchessahar.

PARCOURS

• Caroline Cintas est maître de conférences en sciences de gestion à l’université de Rouen, laboratoire Nimec. Elle est responsable pédagogique du master 2 administration des entreprises et chargée du développement des relations internationales de l’École universitaire de management de Rouen. Elle enseigne la sociologie des organisations, le management des RH, la psychosociologie du travail.

• Elle a publié des articles dans des revues académiques (Économie et Sociétés, Humanisme et Entreprise, Pistes, Employee Relations…) et professionnelles.

• Elle publiera en septembre un ouvrage sur le thème violence et management aux éditions EMS.

LECTURES

• DRH, le livre noir, Jean-François Amadieu, Seuil, 2013.

• La Diversité contre l’égalité, W.B. Michaels, Raisons d’agir Éditions, 2009.

• Quand les cadres se rebellent, D. Courpasson et J.-C. Thoenig, Vuibert, 2008.

• Travailler peut nuire gravement à votre santé, A. Thébaud-Mony, La Découverte, 2008.

Auteur

  • ÉRIC DELON