logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enjeux

« Les intellectuels précaires sont sous contraintes mais revendiquent leur liberté »

Enjeux | publié le : 23.04.2013 | PAULINE RABILLOUX

Image

« Les intellectuels précaires sont sous contraintes mais revendiquent leur liberté »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Les intellectuels précaires figurent deux visions du travail intellectuel : l’une, enchantée, d’un travail exercé sans contrainte, l’autre, d’une prolétarisation des travailleurs du savoir. Et le nombre de ces travailleurs ne cesse d’augmenter. Bien qu’ils partagent des traits sociaux et économiques, il n’émerge pour autant ni défense d’intérêts communs ni prise de conscience partagée.

E & C : Vous vous intéressez aux intellectuels précaires. Qui sont-ils exactement ?

Thomas Amossé : De façon conventionnelle, nous entendons par intellectuels précaires les travailleurs dont l’activité peut être qualifiée d’intellectuelle et qui ne sont pas en contrat salarié à durée indéterminée – dans le public ou le privé. Ces situations d’emploi existent fréquemment pour certains métiers : artistes, intermittents du spectacle, journalistes pigistes, vacataires de la recherche, mais aussi dans des secteurs comme la publicité, la formation professionnelle, l’infographie, etc. Cette liste n’est pas exhaustive. De plus, nous sommes prudents quant au degré de réalité qu’il faut accorder à cette catégorie : différentes définitions et différentes dénominations circulent, portées par des chercheurs ou des militants. La condition de travailleur intellectuel précaire, si elle existe, se caractérise par ses ambivalences. Au-delà des difficultés de repérage statistique, un premier dénombrement convainc que ce groupe est certes très minoritaire dans la population française, mais en même temps non marginal. Le nombre de personnes concernées augmente fortement depuis les années 1980, notamment dans les grandes métropoles urbaines. Et cette évolution n’est pas que le fruit de l’imagination des sociologues ou des journalistes.

E & C : Pouvez-vous décrire plus précisément cette évolution ?

T. A. : Les intellectuels précaires sont à la rencontre de deux tendances du capitalisme : d’une part, la montée, en nombre, d’emplois ayant une composante intellectuelle, de l’autre, l’extension de la précarité. Mais, alors que les cadres constituent le groupe social le mieux protégé de l’instabilité de l’emploi – ils sont le plus souvent en contrat à durée indéterminée –, avec une situation sociale et économique qui tend à s’améliorer régulièrement, une partie d’entre eux semble décrocher. Du fait de conditions d’emploi et de salaire moins favorables, ces travailleurs se rapprochent de l’ensemble des précaires, qui restent toutefois massivement des ouvriers et employés non qualifiés. Avec les intellectuels précaires, deux mondes se rencontrent, dont les conditions d’emploi et de vie tendent par ailleurs à diverger dans le reste de la société. Avec une origine sociale favorisée, des diplômes élevés, une profession marquée d’un certain prestige, et des conditions d’emploi, de salaire, de logement, de situation familiale souvent marquées du sceau de l’incertitude. La vocation est la plupart du temps mise en avant, comme la liberté d’organiser son travail. Mais les contraintes ne sont jamais loin, dans le fait de devoir composer avec plusieurs activités exercées en parallèle, dont certaines purement alimentaires. On peut presque parler d’oxymore social tant les attributs qui concernent ce groupe semblent contradictoires : métiers valorisés mais galère quotidienne. De ce fait, les intellectuels précaires sont aussi pris dans un discours contradictoire, qui va de l’exaltation de nouvelles formes de liberté dans le cadre d’une économie où sont valorisées les capacités créatives de l’individu à un discours très pessimiste sur l’évolution sociale induite par l’avènement néolibéral : la prolétarisation de couches de la société perçues autrefois comme privilégiées.

E & C : Cette catégorie de travailleurs répond-elle, ou correspond-elle, aux attentes des entreprises ?

T. A. : Les discours des intéressés sur leur trajectoire professionnelle sont contrastés. Certains font état d’expériences malheureuses de travail dans une organisation. Elles sont alors décrites comme oppressantes, voire destructrices. Ils valorisent au contraire leur liberté professionnelle et sa dimension créative. D’autres voudraient accéder à un poste stable. Ces appréciations et ces projets varient selon les hauts et les bas des trajectoires, mais aussi selon les secteurs professionnels : l’intérêt de ne pas être un salarié permanent n’est pas le même pour un journaliste et pour un chercheur, par exemple. Pour les employeurs, en revanche, le fait de pouvoir disposer d’une main-d’œuvre qualifiée à moindre coût est en phase avec la course au rationnement budgétaire et à la flexibilité dans laquelle elles sont engagées depuis plusieurs décennies. Mais cette situation n’est pas propre aux intellectuels précaires, elle concerne une part croissante de travailleurs. Dans certains cas – je pense à certains ingénieurs informaticiens placés par les sociétés d’informatique chez leurs clients –, le recours à une main-d’œuvre externe ou non stable peut se révéler coûteux, puisque le salarié peut partir avec un savoir-faire précis. Il existe ainsi une tendance à la ré-internalisation d’emplois précédemment externalisés. Les entreprises ont sans cesse à évoluer entre deux écueils : l’instabilité du personnel, qui peut s’accompagner d’une perte de compétences importantes pour leur activité et le désengagement supposé de salariés qui ne se reconnaissent pas dans l’évolution de leur emploi. Dans ce contexte, la figure des intellectuels précaires est cohérente avec un capitalisme qui choisit le premier de ces risques et non le second : l’instabilité, présentée sous un jour favorable comme de la mobilité, est clairement préférée à la stabilité, perçue comme de l’immobilité, voire de l’immobilisme.

E & C : Peut-on dire que, dans une économie moderne, ces intellectuels précaires préfigurent “l’entrepreneur de soi” valorisé par certains ?

T. A. : Si l’on entend par entrepreneur de soi un individu qui peut faire carrière dans un projet professionnel structuré, a priori à long terme comme c’est le cas par exemple pour les professions libérales ou les artisans, les travailleurs intellectuels précaires ne sont clairement pas à ranger dans cette catégorie. Nous sommes plus proches du statut juridique de l’autoentrepreneur défini en août 2008, qui a pu donner un cadre à l’activité de certains travailleurs intellectuels. Mais ce qui caractérise leur situation est une incertitude sur le fait de pouvoir en vivre durablement. Ceci dit, les entretiens conduits par Cyprien Tasset et Vincent Cardon, dans le cadre d’une étude du Centre d’études de l’emploi, montrent bien qu’être intellectuel précaire recouvre des situations très différentes de revenus, de types de contrats, de périodicité, de durée, etc., qui sont autant d’obstacles possibles à la construction politique, économique et sociale de leurs intérêts. Si l’on assiste à l’apparition d’une catégorie sociale, au-delà des solidarités individuelles qui peuvent unir les membres du groupe, il semble qu’existent aussi de sérieux freins à la possibilité d’une conscience commune structurée autour d’intérêts communs.

PARCOURS

• Thomas Amossé est sociologue, administrateur de l’Insee détaché au Centre d’études de l’emploi, rédacteur en chef de la revue Travail et emploi et membre du comité de rédaction de la revue Travail, Genre et Sociétés.

• Il vient de publier, avec Cyprien Tasset et Mathieu Grégoire, une recherche consacrée aux intellectuels précaires intitulé “Libres ou prolétarisés ? Les travailleurs intellectuels précaires en Ile-de-France” (disponible sur le site du Centre d’étude de l’emploi).

LECTURES

• La Montée des incertitudes, Robert Castel, Seuil, 2009.

• Rendre la réalité inacceptable, Luc Boltanski, Demopolis, 2008.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX