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« Le management des connaissances suppose de repenser le lien salarié-employeur »

Enjeux | publié le : 26.02.2013 | PAULINE RABILLOUX

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« Le management des connaissances suppose de repenser le lien salarié-employeur »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

La connaissance est une valeur cruciale pour l’entreprise, mais cette valeur n’est pas contrôlable ni gérable, contrairement à ses autres ressources. Dans une économie de la connaissance, le rapport de l’entreprise aux salariés doit donc être complètement revisité.

E & C : Pourquoi est-il important de revisiter la gestion de la connaissance dans l’entreprise ?

Aurélie Dudezert : Il existe deux raisons principales de le faire. La première tient à l’évolution du comportement des salariés du savoir, de plus en plus conscients de la valeur de leurs connaissances pour l’entreprise. S’ils estiment que celles-ci ne sont pas suffisamment reconnues en interne, ils n’hésitent plus à aller ailleurs proposer leurs services. Ce faible attachement concerne tout d’abord les cadres de l’entreprise, notamment ceux qui disposent d’une expertise pointue, mais il gagne aujourd’hui certains techniciens maîtrisant des savoir-faire rares. La seconde raison tient bien sûr à l’environnement économique, de plus en plus fondé sur la connaissance, dans les pays développés, pour la seule raison que ces pays ne peuvent plus rivaliser avec ceux à bas coûts de main-d’œuvre, notamment dans les secteurs industriels traditionnels. Revoir les problématiques de gestion des connaissances est une étape clé pour développer l’atout concurrentiel des entreprises européennes sur un marché mondialisé.

E & C : En quel sens faut-il revoir cette gestion de la connaissance ?

A. D. : La question n’appelle pas de réponse générale tant il appartient à chaque entreprise de gérer les choses en fonction de ses spécificités. Cependant, de grandes tendances concernent toutes les entreprises. Les nouveaux outils de communication ont contribué à développer, pour tous mais surtout pour les travailleurs du savoir, une surcharge d’informations devenue ingérable. Une chose est d’avoir théoriquement accès à toutes les connaissances dans son domaine de compétence, une autre est d’avoir le temps de s’y référer et de s’y repérer. Face à cet afflux d’informations, les salariés sont assez désorientés et attendent de l’entreprise qu’elle favorise un accès plus personnalisé au savoir, centré non plus autour du contenu, mais plutôt du lien social entre les membres d’une communauté. La question, pour l’entreprise, n’est donc plus simplement de gérer les outils techniques d’accès à l’information, mais bien de manager l’accès des travailleurs à celle-ci, au travers des interactions entre collaborateurs. Bien sûr, la dimension technologique n’est pas absente, mais l’expérience prouve que les travailleurs n’utilisent guère les dispositifs trop compliqués, trop spécifiques à l’entreprise ou trop étrangers à leur expérience ordinaire d’usage des technologies de l’information dans leur vie privée – ordinateurs personnels, smartphones, tablettes, réseaux sociaux… Ils attendent des outils simples, conviviaux, dont l’appropriation ne soit pas chronophage. La dimension technologique constitue plus un problème qu’une solution si l’entreprise ne prend pas en compte ce que le processus d’information requiert de la part du salarié en termes de temps, de compétences, d’investissement, notamment par la reconnaissance dans les bilans d’évaluation et la rémunération de son apport aux contenus collaboratifs.

E & C : Selon quels principes agir ?

A. D. : Les entreprises centrées sur la connaissance ont, depuis les années 1990, mis en place des processus de gestion des connaissances, qui montrent aujourd’hui leurs limites. Il s’agissait, pour elles, de gérer les processus cognitifs, depuis la définition des savoirs concernés jusqu’à l’assignation des tâches attendues du salarié et au contrôle de celles-ci, sur le modèle de la gestion des processus productifs. Le problème est que les connaissances ne sont pas des contenus que l’entreprise pourrait s’approprier comme les autres productions matérielles ou de services émises par les travailleurs. La connaissance n’est jamais indépendante du salarié lui-même, qui n’a pas toujours intérêt à partager l’intégralité de son savoir, puisque ce partage tend, justement, à en diminuer la valeur d’expertise et de rareté. Si l’entreprise se doit bien d’organiser la transversalité du savoir et de définir des outils et des pratiques collaboratives pour en encadrer le champ et le rendre viable en termes économiques, chercher à le faire de manière autoritaire à travers des instructions et des contrôles hiérarchiques est contre-productif. À défaut de pouvoir s’approprier simplement la connaissance, l’entreprise a tout intérêt à inciter le salarié à la mettre au service de son employeur.

E & C : Comment procéder concrètement ?

A. D. : Les conséquences se situent à un double niveau. Au niveau du management des entreprises centrées sur la connaissance, qui ne peut être que participatif au plein sens du terme. Inciter les travailleurs à mettre leur activité créatrice et pas seulement productrice au service de l’organisation suppose à la fois de les encourager au partage, de les y convaincre, et sans doute de les rétribuer pour cela. Il s’agit donc de conjoindre les éléments de conviction d’ordre idéologique – partage de valeurs – à des éléments de reconnaissance et de salaire.

Sur le premier volet, il appartient à l’entreprise de savoir intégrer les salariés à une histoire commune, voire à un mythe qui donne du sens à leur action. Sur le second, la question se pose de l’évaluation des apports de chacun, à partir du moment où le fruit de son travail ne peut plus être détaché de son auteur comme un simple produit. Comment évaluer en effet la valeur économique de ce qui n’est pas facilement évaluable et quel “incentive” mettre en regard ? Alors que, dans une logique productive, l’entreprise s’approprie contre un salaire le fruit du travail du salarié, dans l’entreprise centrée sur la connaissance, comment rétribuer ce qu’on ne peut tout simplement pas s’approprier ?

Au plan plus général du rapport de l’entreprise à ses salariés, le management des connaissances suppose de repenser complètement le lien salarié-employeur, à commencer par le lien manager-managé. L’émergence d’une économie de la connaissance s’accompagne d’un malaise de plus en plus grand de l’encadrement, coincé entre la fonction de contrôle, qui s’illustre notamment par le reporting et l’évaluation, et la fonction d’animation qui consiste, au contraire, non à juger mais à entraîner les autres en se plaçant à leur côté. L’une des contradictions à résoudre par les entreprises sera certainement de savoir repositionner l’encadrement dans une fonction politique de guide plutôt que de censeur. Au passage, c’est évidemment la question d’un repositionnement de l’entreprise elle-même du côté de la valeur pour ses salariés plutôt que pour l’actionnaire qui est posée.

Sa pérennité à l’heure de l’économie de la connaissance repose davantage sur sa capacité à convaincre des salariés propriétaires de leurs idées de les partager, plutôt que sur le fait d’avoir uniquement l’œil rivé sur le niveau des profits.

PARCOURS

• Aurélie Dudezert, docteure de l’École centrale de Paris, est maître de conférences habilitée à diriger les recherches en sciences de gestion à l’École centrale Paris. Elle est responsable de l’équipe en sciences économiques et sciences de gestion (Epocc/LGI).

• Spécialiste du management des connaissances, elle est notamment membre du groupe interentreprise COP-1 rassemblant les knowledge managers de grandes entreprises françaises.

• Elle vient de publier La Connaissance dans les entreprises (La Découverte, coll. Repères).

LECTURE

• Organisation 2.0 : le knowledge management nouvelle génération, Martin Roulleaux-Dugage, Eyrolles, 2008.

• Le Nouveau Management de l’information. La gestion des connaissances au cœur de l’entreprise 2.0, Christophe Deschamp, FYP éditions, 2009.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX