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« La subjectivité règne dans le recrutement »

Enjeux | publié le : 29.01.2013 | VIOLETTE QUEUNIET

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« La subjectivité règne dans le recrutement »

Crédit photo VIOLETTE QUEUNIET

Les méthodes de recrutement peinent à être objectives, quand elles ne sont pas carrément irrationnelles. Le relativisme scientifique qui prévaut dans les RH conduit à ces dérives. Les DRH doivent réagir en élaborant des normes solides. L’enjeu : décourager les mauvaises pratiques qui conduisent à de la discrimination.

E & C : À lire votre dernier livre*, la subjectivité et l’irrationnel règnent en maîtres sur le recrutement. Pourquoi ?

Jean-François Amadieu : Cela tient aux méthodes utilisées. L’entretien donne un énorme poids à l’apparence physique, ce qui entraîne beaucoup de subjectivité dans le jugement. La plupart du temps, elle est inconsciente. Les recruteurs ne se rendent pas compte qu’ils écartent des personnes parce qu’elles sont laides ou obèses. Il n’empêche qu’ils produisent de la discrimination et des injustices. Il y a aussi toute la subjectivité qui relève proprement de la discrimination : c’est le tri de CV à partir du nom, par exemple. Enfin, les méthodes irrationnelles ont droit de cité dans certaines entreprises. La plus répandue est la graphologie. Il y a encore cinq ans, elle était pratiquée par 70 % des cabinets de recrutement.

E & C : Comment expliquez-vous la persistance de ces pratiques alors que la graphologie a été scientifiquement invalidée et que des méthodes de recrutement plus objectives existent ?

J.-F. A. : Le milieu des RH est assez perméable à des méthodes non scientifiques : comme on dit souvent dans ce milieu, « l’humain ne se mesure pas ». Beaucoup de praticiens estiment que le recrutement est une rencontre, qu’il relève du feeling et que cette subjectivité serait indispensable. Mais l’humain se jauge ! C’est même le principe des sciences humaines de mesurer les phénomènes et de les expliquer. On assiste à une dévalorisation des savoirs académiques au profit des savoirs pratiques. On est en plein relativisme scientifique qui conduit à toutes les dérives. C’est ce qui explique, par exemple, que la graphologie a pu être introduite dans la norme Afnor du recrutement, parue au Journal officiel en 2001. Une norme élaborée par des professionnels du recrutement, des DRH, des graphologues. On laisse les gens consacrer entre eux de mauvaises pratiques, alors que de nombreux travaux académiques ont prouvé que la graphologie n’avait aucun fondement scientifique.

Il ne suffit pas de prendre les pratiques existantes pour élaborer une norme ou pour former les gens – certaines formations aux RH ne comptent que des intervenants professionnels, comme si les savoirs académiques n’avaient aucune valeur. Pour faire évoluer les choses, il faut avoir une approche plus scientifique et rationnelle.

E & C : Vous critiquez aussi la discrimination positive, qui relève du subjectif et conduit à l’arbitraire.

J.-F. A. : Il existe 19 motifs de discrimination dans le Code du travail. Faire de la discrimination positive, c’est choisir de privilégier une caractéristique des individus, par exemple, l’origine ou le patronyme. Mais cela se fait au détriment d’autres individus qui présentent d’autres caractéristiques. On rompt donc avec le principe fondamental d’égalité devant la loi. L’argument avancé par les tenants de la discrimination positive est celui de l’égalité réelle : il s’agit de corriger, par une préférence pour un groupe d’individus, une absence d’égalité réelle. Mais dès lors qu’on se demande si tout le monde peut y trouver son compte, on s’aperçoit bien que le système est ingérable.

La discrimination positive est interdite : quand le président Sarkozy a voulu l’introduire dans la constitution, il a dû y renoncer, sauf pour les femmes. Et le Conseil constitutionnel veille. Toute politique de diversité peut donc rapidement verser dans l’illégalité si elle repose sur des quotas à atteindre.

E & C : Que préconisez-vous comme méthodes plus scientifiques à l’embauche ?

J.-F. A. : Le CV anonyme est une première étape pour éviter les biais de subjectivité. Il a été voté par le Parlement, tous bords confondus. Mais le décret n’est jamais paru et il a été enterré dans le cadre de la négociation avec les partenaires sociaux, car le Medef et la CGPME n’en voulaient pas. L’argument des opposants au CV anonyme est qu’il est inutile de faire un premier tri objectif puisque l’entretien sera subjectif. Mais ce n’est pas parce que la seconde étape n’est pas bonne qu’il faut se dispenser d’une première étape fiable. C’est le même principe pour les concours et les examens : le premier tri se fait sur copies anonymes qui donnent leurs chances à tous, même si les oraux, on le sait, ne sont pas parfaits. Cette étape acquise, on pourra, par exemple, remplacer les entretiens par des tests professionnels ou des mises en situation. D’ailleurs, un article récent dans la revue de droit de l’université de Stanford préconise non seulement d’imposer l’anonymisation des CV aux États-Unis mais aussi celle des entretiens.

E & C : Comment faire évoluer les pratiques vers plus d’objectivité alors que les DRH sont, vous le soulignez, majoritairement contre le CV anonyme ?

J.-F. A. : Il est en effet très difficile de faire évoluer les DRH sur ce sujet. En revanche, beaucoup sont conscients des problèmes liés à certaines méthodes – graphologie, usage du CV vidéo, coaching – et ont envie que cela change. Il serait souhaitable que tous ceux qui souhaitent aller de l’avant travaillent avec les pouvoirs publics, et, éventuellement, avec les syndicats, pour produire de nouvelles normes plus scientifiques sur le recrutement. Sinon, le risque est de laisser un certain nombre de praticiens tirer la profession vers le bas.

E & C : Vous évoquez les syndicats. Quel rôle peuvent-ils jouer dans l’élaboration des méthodes de recrutement ?

J.-F. A. : La loi de 1992 a prévu que la direction de l’entreprise présente ses méthodes de recrutement au comité d’entreprise. Mais, à ma connaissance, cela ne se pratique guère. Pourtant, si les membres du CE et les syndicats sont informés, ils peuvent introduire des réflexes différents. Même s’il ne faut pas en attendre de miracle, cela apporte, en tout cas, un point de vue différent. Les organisations syndicales ont aussi un rôle à jouer pour améliorer la diversité sociale de l’entreprise. On évoque rarement la discrimination selon l’origine sociale. Or, elle constitue un motif majeur de discrimination et une source fondamentale d’inégalités. Les syndicats gagneraient à être présents sur ce terrain-là, tout au long de la carrière, pour apprécier les méthodes d’évaluation des salariés.

* DRH : Le livre noir (Seuil), lire aussi Entreprise & Carrières n° 1127 du 15 janvier 2013, p. 4.

PARCOURS

• Jean-François Amadieu est professeur à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, où il est responsable du master 2 recherche GRH et relations sociales et du master 2 Professionnel en GRH publique.

• Il a créé et dirige l’Observatoire des discriminations.

• Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels, sur le sujet des discriminations, Le Poids des apparences (2002) et Les Clés du destin (2006), tous deux aux éditions Odile Jacob. Il vient de faire paraître DRH : Le livre noir (Seuil).

LECTURES

• Belle du Seigneur, Albert Cohen, Gallimard (Folio), 1998.

• Les Règles du jeu, Jean-Daniel Reynaud, Armand Colin, 1997.

• Tristes Tropiques, Claude Levi-Strauss, Plon, coll. Terre humaine, 1976.

Auteur

  • VIOLETTE QUEUNIET