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« Le plafonnement des revenus : une question d’éthique et d’efficacité économique »

Enjeux | publié le : 18.12.2012 | VIOLETTE QUEUNIET

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« Le plafonnement des revenus : une question d’éthique et d’efficacité économique »

Crédit photo VIOLETTE QUEUNIET

Limiter l’écart des revenus est à la fois une question d’efficacité économique et un impératif d’équité sociale. Cela devient une nécessité pour éviter l’appauvrissement de tous et l’extinction des ressources de la planète.

E & C : Dans votre ouvrage Le Facteur 12, écrit avec Gaël Giraud, vous appelez à plafonner les revenus. Pourquoi ?

Cécile Renouard : Pour des raisons à la fois éthiques et économiques. L’accroissement des revenus des plus riches génère un accroissement des inégalités. Le plafonnement est nécessaire pour ne pas continuer à creuser les écarts. Entre 1998 et 2005, en France, les 0,01 % les plus riches ont vu leur revenu croître de 42,6 % contre 4,6 % pour les 90 % des foyers les moins riches. Contrairement à une idée reçue, l’accroissement des revenus des plus riches ne contribue pas à l’enrichissement de tous. Les marchés sont défaillants pour assurer la redistribution. Sans redistribution par l’impôt, les revenus des plus pauvres n’augmentent pas. En Europe du Nord, où l’impôt est progressif, le revenu moyen des plus pauvres est nettement supérieur à celui des plus pauvres en France ou aux États-Unis. Les salaires astronomiques de certains ont un effet pervers sur les finances publiques. Car, comme l’a pointé un rapport de Terra Nova, le maintien des bas salaires oblige l’État à compléter une partie des charges sociales pour compenser les avantages fiscaux aux entreprises.

E & C : Pourquoi préconisez-vous un écart de 12 entre le plus bas et le plus haut revenu ?

C. R. : Nous ne tenons pas absolument à ce chiffre. Nous tenons surtout à soumettre cet écart au débat public. Mais plusieurs arguments militent en sa faveur. Dans la fonction publique, l’écart est de 1 à 5 hors primes, et de 1 à 11 en tenant compte des primes. Proposer un écart de 1 à 12 tient compte de l’insécurité de l’emploi dans le secteur privé. Par ailleurs, quand on regarde les écarts de salaire dans l’économie sociale et solidaire, ils sont fréquemment de 1 à 5, parfois de 1 à 10. Enfin, un sondage réalisé par CSA fin 2011 a montré que, pour 75 % des Français, l’écart maximum entre les revenus devrait être de 1 à 10. Cela dit quelque chose d’une certaine échelle et d’une certaine sagesse !

E & C : On pourra vous opposer qu’un plafonnement des revenus entraînerait une fuite des cerveaux.

C. R. : Oui, c’est un argument récurrent : il y aurait un marché mondial des grands patrons. Mais ce n’est pas le cas. La plupart des dirigeants ne sont pas débauchés. Et il existe suffisamment de personnes en France ayant les compétences pour diriger les grandes entreprises. Ces très hauts revenus ne correspondent pas à des compétences exceptionnelles. Par ailleurs, la plupart des gens sont attachés à un ancrage dans leur pays. Enfin, les économistes estiment qu’il y a un risque de fuite des cerveaux au-delà de 83 % de taux d’imposition. Dans notre simulation de fiscalité progressive pour arriver au facteur 12, nous nous sommes arrêtés à 83 %.

E & C : Concrètement, c’est par la fiscalité que vous proposez de mettre en œuvre le plafonnement des revenus ?

C. R. : Oui, il s’agit de rétablir une progressivité des revenus allant de 2 % pour 1 100 euros de revenus à 83 % pour la tranche de 100 000 euros et plus. Ce nouvel impôt serait prélevé à la source sur les revenus du travail et du capital. Ce type de fiscalité, que certains trouvent confiscatoire, a pourtant été déjà mis en œuvre… aux États-Unis. Dans les années 1930, Roosevelt avait établi un taux d’imposition de 88 % pour la tranche la plus élevée.

E & C : Qu’en pensent les cadres et dirigeants d’entreprise ?

C. R. : Beaucoup n’ont pas réfléchi à la question et estiment qu’on ne peut rien y faire, que cela relève du marché. La question n’est pourtant pas nouvelle : on s’interroge depuis l’Antiquité sur ce qui peut être acceptable en matière d’écarts de revenus. Platon parlait d’un écart de 1 à 4, Plutarque d’un écart de 1 à 12. Au début du XXe siècle, le banquier J. P. Morgan définissait l’écart maximal acceptable de 1 à 20. Quand on voit qu’on est entre 1 et 1 000 aujourd’hui et que certains dirigeants de hedge funds gagnent 20 000 fois plus qu’un ouvrier, on se dit qu’il y a eu une inversion des valeurs.

Heureusement, certains dirigeants sont sensibles à ce sujet. Dans son dernier livre [Chemins de traverse, Albin Michel, NDLR], le vice-président de Danone, Emmanuel Faber, montre qu’en diminuant de 30 % la rémunération des 1 % les mieux payés de l’entreprise, il est possible de multiplier par 2 le salaire des 20 % les moins bien payés. Venant d’un patron d’un groupe du CAC 40 et non d’un altermondialiste, cela témoigne d’une évolution des mentalités.

E & C : Les mesures de plafonnement prises pour les patrons d’entreprises publiques par le gouvernement témoignent-elles de cette évolution des mentalités ?

C. R. : La limitation des salaires des patrons d’entreprises publiques à 20 fois le salaire minimal de l’entreprise est un pas très important, du point de vue symbolique, mais aussi éducatif. C’est montrer aux jeunes que l’argent n’est pas la seule valeur. Je pense que les jeunes attendent autre chose. De plus en plus d’étudiants sont intéressés par l’entrepreneuriat social. Beaucoup de cadres voient aussi les limites du système : ils sont peut-être très bien payés, mais sont pressurisés et gâchent leur vie privée.

De plus en plus de gens se disent qu’il existe autre chose que les revenus pour dire la valeur de la personne. Ce n’est peut-être pas un hasard si le prix Nobel d’économie a été remis cette année à Lloyd Shapley pour qui la valeur de chacun se mesure à sa contribution au bien commun, qu’il a modélisée. Dans ce modèle, l’aide-soignant peut avoir plus de valeur que le grand patron !

E & C : Que se passera-t-il si les écarts de revenus continuent à se creuser ?

C. R. : Nous risquons l’appauvrissement de tous, avec son cortège de problèmes sanitaires et sociaux. L’explosion des revenus d’un tout petit nombre induit aussi, de leur part, un mode de vie extrêmement énergivore et destructeur de l’écologie planétaire. Il est donc urgent de réduire les revenus de cette élite qui entretient l’illusion d’une croissance à l’infini, alors qu’un mode de vie plus sobre et une transition énergétique sont nécessaires.

PARCOURS

• Cécile Renouard est maître de conférences au Centre Sèvres et à l’École des Mines de Paris. Docteure en philosophie, diplômée de l’ESSEC, elle est également directrice du programme de recherche “Entreprises et développement des pays émergents” à l’Essec. Elle est aussi religieuse de l’Assomption.

• Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages, dont La responsabilité éthique des multinationales (PUF, 2007) ; avec Gaël Giraud, de 20 propositions pour réformer le capitalisme (Champs Flammarion, 2012) et Le Facteur 12. Pourquoi il faut plafonner les revenus (Carnets Nord, éditions Montparnasse, 2012).

SES LECTURES

• L’Idée de justice, Amartya Sen, Champs Flammarion, 2012.

• Les Évangiles, DDB, 2005.

• Sphères de justice, Michael Walzer, Le Seuil, 1997.

Auteur

  • VIOLETTE QUEUNIET