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L’EUROPE À L’HEURE DE LA FLEXIBILISATION

Enquête | publié le : 27.11.2012 | ÉLODIE SARFATI

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L’EUROPE À L’HEURE DE LA FLEXIBILISATION

Crédit photo ÉLODIE SARFATI

La crise économique, puis la crise de la dette ont profondément modifié le paysage législatif européen en matière de droits sociaux. Les dernières réformes entreprises, notamment en Europe du Sud, ont consacré l’assouplissement des règles du licenciement et la décentralisation du dialogue social.

Une réduction des indemnités et du préavis de licenciement, un nouvel assouplissement du temps de travail, la suppression du bénéfice des conventions collectives pour les nouveaux embauchés… tels sont, en matière de droit du travail, les derniers sacrifices consentis par la Grèce, qui a voté ce mois-ci un troisième plan d’austérité. Condition sine qua non pour que la Troïka (BCE, FMI, UE) débloque une nouvelle tranche d’aide de 31 milliards d’euros. Et dernier épisode en date d’une longue série de réformes drastiques de la législation sociale grecque. Adoptées dans la douleur depuis 2010, sur fond de crise politique, économique et sociale majeure, elles dérégulent tous azimuts le droit du travail : réduction du salaire minimum, traditionnellement négocié par voie législative, assouplissement des règles sur les heures supplémentaires, les CDD ou les périodes d’essai, décentralisation du dialogue social, etc. Hors des clous, même, des conventions internationales (lire l’encadré p. 22).

Dans le même temps, en France, les partenaires sociaux continuent de négocier en vue d’aboutir, selon l’adresse de François Hollande, à un « compromis historique » sur la « sécurisation de l’emploi »; une réforme du travail étant de toute façon incontournable, dût-elle passer exclusivement par la loi.

De profondes mutations

Rien de commun, bien sûr, entre la France et la Grèce, sinon l’illustration qu’en matière de droit du travail, le paysage européen connaît des mutations profondes. Le Portugal, l’Italie, l’Espagne ont largement modifié les règles du jeu au cours de cette année 2012. Toutefois, dans une synthèse publiée en avril 2012, l’Etui, l’institut de recherche syndicale de la CES, montre que la quasi-totalité des États membres ont modifié leur droit du travail entre 2010 et 2012. Citons, pêle-mêle : la création d’un contingent d’heures supplémentaires en Lituanie, son extension en Hongrie, l’extension de la durée maximale des CDD en Slovaquie (jusqu’à douze ans), mais aussi aux Pays-Bas pour les moins de 27 ans, ainsi qu’en République tchèque où les indemnités de licenciement ont été réduites, etc. « La plupart des pays ont revu leurs règles en matière de durée du travail, d’emploi atypique – avec par exemple la création de contrats spécifiques pour les jeunes – de licenciement et de dialogue social, schématise Isabelle Schömann, chercheuse à l’Etui. Certains pays (Grèce, Irlande, Portugal, NDLR) ont adopté des réformes dans le cadre de mémorandums signés avec la Troïka ; d’autres, comme en Europe de l’Est, sont poussés par l’Union européenne à flexibiliser leur droit du travail. Quelques pays enfin, comme le Royaume-Uni (lire p. 26) ou la Hongrie, ont pris prétexte de la crise pour aller plu loin dans la dérégulation. »

Objectifs différents

Pour sa part, Gilbert Cette, professeur d’économie à l’université d’Aix-Marseille, souligne que ces réformes poursuivent des objectifs différents : « Certaines ont une approche essentiellement tournée vers la baisse du coût du travail. Ce sont celles qui ont conduit à réduire les salaires minimum ou à augmenter le temps de travail, comme au Portugal. Mais d’autres pays ont cherché à réduire la dualité du marché du travail par des mesures ciblées sur le recours à l’emploi précaire et sur la sécurisation juridique du licenciement pour l’employeur. C’est le cas des réformes italienne et espagnole. »

Avec, toutefois, des équilibres différents. En Italie, l’abandon de la réintégration automatique en cas de licenciement non fondé s’est accompagné d’une limitation des nombreux contrats courts (lire p. 22) et de leur taxation. En Espagne, la durée des CDD sera ramenée à 24 mois (son niveau d’avant la crise) contre 36 actuellement. En parallèle, le coût du licenciement a été abaissé et les dérogations aux conventions collectives facilitées (lire p. 23). De nombreux états ont en effet ciblé, dans leurs réformes, le dialogue social. L’objectif étant, bien souvent, d’aller vers une plus grande décentralisation de la négociation. En Roumanie, la négociation annuelle de la convention collective nationale a été abolie au profit des conventions sectorielles. Bien souvent, ces réformes ont ouvert la porte à des accords d’entreprise dérogatoires, comme en Espagne. Une idée que défend, dans une certaine mesure, Gilbert Cette, « dès lors que les conditions de recours et de mise en œuvre de tels accords restent cadrée au niveau d’une branche ».

Mais dans certains pays, ces garanties sont loin d’être préservées. En Grèce, les employeurs peuvent non seulement s’affranchir de l’accord de branche pour négocier des accords d’entreprise, mais aussi les signer avec des groupes de travailleurs lorsqu’il n’y a pas de syndicats. « En Hongrie, les conditions de représentativité ont été durcies, si bien qu’il est devenu très difficile de pouvoir signer des conventions collectives. Dans deux ans, il n’en restera plus que quelques-unes », prédit Philippe Pochet, directeur général de l’Etui.

Pour lui, l’attaque est claire : « Dans ces pays, le dialogue social n’est plus considéré comme la solution à la crise, mais comme une partie du problème, et l’on cherche à réduire la capacité des acteurs sociaux à intervenir. Mais on ne s’interroge pas sur l’efficacité de ces mesures. Les pays dont les économies résistent, en Europe du Nord notamment, sont aussi ceux où le dialogue social est fort, coordonné. On aurait pu faire le choix inverse et renforcer le rôle des partenaires sociaux pour qu’ils puissent, au niveau central, contrôler la situation. »

Syndicats sous pression

Le mode d’adoption des réformes pourrait aussi laisser des traces. En Espagne, les partenaires sociaux se sont vu imposer la réforme, ouvrant une large brèche dans le dialogue social tripartite. « Les syndicats sont sous pression dans de nombreux États membres. Que restera-t-il du dialogue social après la crise ?», s’inquiète Philippe Pochet.

Et comment ces réformes pèseront-elles sur le modèle social européen ? « Toutes n’ont pas le même impact, analyse Marcel Grignard, secrétaire national CFDT en charge des questions européennes. Certaines dispositions, liées par exemple aux règles du licenciement, n’auront pas d’incidence hors des frontières du pays où elles ont été mises en œuvre. Mais, dès lors que l’on remet en cause des éléments fondamentaux du droit du travail, on mine les garanties collectives pour l’ensemble des pays européens. Par exemple, le gouvernement espagnol a évoqué la création d’un CDI avec une période d’essai de deux ans pouvant être rompue sans indemnités ni motif. Si cela devait se faire, la France ne serait-elle pas menacée de devoir appliquer une réforme voisine ? Enfin, la baisse importante des standards sociaux, comme les salaires minimum, entraîne non seulement des pertes violentes de pouvoir d’achat, mais crée aussi des concurrences fortes entre les pays en termes de coût du travail. »

Fortes inégalités sociales

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’entre les pays européens, les inégalités sociales n’ont jamais été aussi fortes. Entre septembre 2011 et septembre 2012, le taux de chômage a baissé dans sept pays (notamment les pays baltes) et augmenté dans 20 États membres. Il dépasse les 25 % en Grèce et en Espagne, quand il tourne autour de 5 % en Autriche (4,4 %), en Allemagne ou aux Pays-Bas. L’écart est encore plus flagrant pour les jeunes, puisque le taux de chômage des moins de 25 ans va de 8 % en Allemagne à plus de 50 % en Espagne et en Grèce.

L’ESSENTIEL

1 Depuis le début de la crise, de nombreux pays européens ont revu leur législation sociale pour flexibiliser leur marché du travail.

2 Beaucoup de réformes visent à assouplir les conditions du licenciement, à le sécuriser juridiquement ou à en réduire le coût.

3 Les règles du dialogue social sont aussi souvent modifiées, allant vers une plus grande décentralisation de la négociation.

Les réformes grecques hors des conventions internationales

En octobre, le comité des droits sociaux a déclaré illégales deux dispositions adoptées par Athènes en 2010. D’après cet organe du Conseil de l’Europe, dont les décisions n’ont pas de valeur exécutoire, la création d’un CDI pour les apprentis pouvant être rompu sans préavis ni indemnités les douze premiers mois constitue une violation de l’article 4 de la Charte sociale européenne de 1961. Les experts ont aussi pointé le fait que l’instauration d’un salaire minimum pour les moins de 25 ans inférieur à celui des autres travailleurs, sans être répréhensible en soi, a conduit à fixer une rémunération inférieure au seuil de pauvreté. Or, le salaire minimum a été encore abaissé de 22 % en 2011 pour atteindre 586 euros sur 14 mois (moins de 500 euros pour les jeunes).

Mi-novembre, le comité des libertés syndicales de l’OIT a constaté « de nombreuses et sérieuses atteintes au principe de l’inviolabilité des conventions collectives librement conclues et un déficit important de dialogue social ». La « suspension ou la dérogation – par voie de décret, sans l’accord des parties – de conventions collectives », et la « mise en place de procédures favorisant systématiquement la négociation décentralisée de dispositions dérogatoires dans un sens moins favorable que les dispositions de niveau supérieur » sont notamment jugées contraires aux conventions.

Auteur

  • ÉLODIE SARFATI