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« Les cadres sont pris au piège de leurs propres valeurs »

Enjeux | publié le : 30.10.2012 | PAULINE RABILLOUX

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« Les cadres sont pris au piège de leurs propres valeurs »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Formés à la raison tout au long de leurs études, les cadres se retrouvent piégés par l’idéologie rationnelle de la performance pour laquelle ils ont opté. Il s’agit souvent d’anciens bons élèves, soudain incapables de faire face aux exigences contradictoires de l’entreprise qui les emploie.

E & C : Longtemps considérés comme les privilégiés de l’entreprise, les cadres expriment de plus en plus leur malaise. Pourquoi ?

Jean-Philippe Bouilloud : Cela fait une vingtaine d’années qu’on parle du malaise des cadres. Autrefois protégés par l’entreprise, ils ne sont, aujourd’hui, pas différents des autres salariés soumis aux pressions de la rationalisation du travail. Cependant, on aurait tort de considérer leur malaise comme résultant d’une transformation historique de l’encadrement, en considérant que les cadres d’hier étaient les représentants du patronat et qu’ils sont aujourd’hui des salariés comme les autres, soumis aux contraintes productives. Certes, cette évolution existe bien. Cependant, le problème n’est pas tant l’évolution d’une catégorie que celle du contexte de travail. Obligées à sans cesse s’adapter à un environnement mouvant et fortement concurrentiel, les organisations sont souvent devenues si complexes qu’elles sont elles aussi mouvantes et donc ingérables. Il est difficile, dans la turbulence des fusions, restructurations, changements de méthodes, d’outils productifs ou de métiers, de savoir qui fait quoi ni même ce que l’on doit véritablement faire. Les organisations matricielles, dans les grandes structures, font que chacun dépend de plusieurs chefs qui, en outre, sont parfois renouvelés à un rythme accéléré. Impossible de construire des repères stables. Cette instabilité est incontestablement source de stress, et ce d’autant plus que, dans cette course à l’adaptation, le passé est souvent éprouvé comme une contre-valeur. Tout se passe comme si, pour rester performantes, les organisations devaient renier leur passé, et ipso facto l’histoire des individus qui les composent. Or ce passé constitue pourtant la trame de leur existence et de leur identité : le renier, c’est nier leur histoire, les dévaloriser et donc se priver de les motiver pour de nouvelles évolutions. La situation des cadres au regard de cette évolution est cependant spécifique, car ils sont victimes, comme les autres, de cette course en avant dont ils sont aussi les hérauts et défenseurs.

E & C : Pouvez-vous approfondir cette spécificité ?

J.-P. B. : Nous pensons traditionnellement dans les termes dominants–dominés, les dominants étant ceux qui profitent du système, les dominés ceux qui en pâtissent. Le cas des cadres est singulier, car ils profitent manifestement de l’organisation du travail telle qu’elle existe, tout en en étant les victimes. Ils en retirent des avantages : leur rémunération, leur statut social, les responsabilités qu’ils assument, l’intérêt de leur travail. Mais c’est au prix d’une certaine souffrance : des horaires à rallonge, une pression sans cesse accrue sur les résultats, des injonctions contradictoires auxquelles ils sont soumis – être à l’écoute des équipes tout en faisant passer les consignes de la direction, produire davantage tout en réduisant les coûts… Plus particulièrement, on peut dire qu’ils se trouvent pris au piège de leurs propres valeurs rationnelles. Être cadre, c’est s’être converti, dès le temps des études, à cette domination de la raison issue des Lumières, qui nous pousse à valoriser le rationnel, le logique, le prouvé, le scientifique, aux dépens du reste. Et il va évaluer son action, et celle des autres, à l’aune de cette grille rationnelle. C’est ainsi que l’on voit des cohortes de cadres à qui tout semblait réussir, puisqu’ils s’étaient voués corps et âme au service d’une pensée rationnelle du monde, achopper sur ce qu’ils ont dû évacuer de leurs représentations pour réussir : l’affect, l’humain, le désir. Ils sont confrontés à la lassitude de décisions techniques qui ne tiennent pas compte des individus, à la fatigue d’une quête ininterrompue de performance qui sert l’actionnaire mais fait fi des personnes, parfois à l’absurdité d’une logique économique à mille lieues des exigences du terrain.

E & C : Comment peuvent-ils sortir du piège de leurs propres valeurs ?

J.-P. B. : On voit certains cadres désabusés démissionner ou s’enfermer dans la culpabilité de leur insuffisance, ou plutôt de ce qu’ils perçoivent à tort comme telle. Les dépressions ne sont pas rares, d’autant que les charges de travail les empêchent généralement de mettre les limites nécessaires à la préservation de leur équilibre psychique. L’un des problèmes majeurs des cadres en France est d’ailleurs leur solitude institutionnelle, qui les conduit au repli sur soi en cas de problème : ils sont par définition dans une position intermédiaire entre le sommet et la base de l’entreprise et ne peuvent donc que rarement compter sur un collectif de défense. Par ailleurs, cette population pressée, stressée, est peu syndiquée, à la fois parce que les valeurs syndicales lui paraissent souvent trop schématiques, mais aussi parce que le statut de l’encadrement, il y a quelques décennies, se situait objectivement du côté des patrons ; peut-être aussi parce que le temps manque pour s’impliquer dans un combat collectif, quand on est submergé par le quotidien. Le temps libre, trop rare, est consacré à la vie privée, à l’oubli du travail ou au repos. Pourtant, la solution est là, dans la capacité d’analyser les choses en termes collectifs plutôt qu’individuels.

E & C : En quoi cela consisterait-il ?

J.-P. B. : Cela passe certainement par un effort pour restaurer du collectif là où la culpabilité et la surcharge de travail conduisent à se replier sur soi. L’important pour le cadre est de réussir à prendre de la distance par rapport aux exigences contradictoires de la rationalité qui l’environne. Ce n’est pas lui en tant qu’individu qui est en cause, mais le système dans lequel il travaille qui produit de l’échec, du fait de la complexité des organisations et du caractère paradoxal de son fonctionnement. Mais la prise de conscience ne suffit pas : s’en sortir, pour eux, correspond aussi à une éthique et à une esthétique nouvelles. L’éthique concerne le rapport aux autres, dans la mesure où il est important, je crois, de se sentir « indéfiniment responsable » (Lévinas) de ceux avec lesquels on travaille, bien au-delà de la responsabilité voulue par l’organisation. L’esthétique, sur un autre plan, permet de donner du sens au travail : il peut s’agir d’un travail bien fait, d’un beau travail et non d’un travail bâclé dans l’urgence, ce peut être aussi le beau geste, l’élégance dans l’exercice du travail, toutes choses qui permettent de rester fier de ses actes, de les valoriser à ses propres yeux en dehors de ce qu’attend l’entreprise. Cela peut aussi se traduire par des formes de résistance aux décisions inconsidérées de la direction. Pour ne pas être submergé, le cadre n’a guère d’autre choix que de s’efforcer de travailler dans une nouvelle prise de conscience de lui, des autres, de la structure dans laquelle il évolue et du monde qui l’entoure.

PARCOURS

• Jean-Philippe Bouilloud est professeur au département Stratégie, hommes et organisation à l’ESCP Europe. Ses travaux actuels portent sur les contraintes du management dans les organisations complexes.

• Il est l’auteur de Entre l’enclume et le marteau, Les cadres pris au piège (éd. Seuil, septembre 2012).

LECTURES

• Accélération, une critique sociale du temps, H. Rosa, La Découverte, 2010.

• Quand les cadres se rebellent, D. Courpasson, J.-C. Thoenig, Vuibert, 2008.

• Les cadres. Fin d’une figure sociale, P. Bouffartigue, La Dispute, 2001.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX