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COMMENT PRÉSERVER LES CONDITIONS DE TRAVAIL ?

Enquête | publié le : 02.10.2012 | VIRGINIE LEBLANC

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COMMENT PRÉSERVER LES CONDITIONS DE TRAVAIL ?

Crédit photo VIRGINIE LEBLANC

Le lean promet aux entreprises à la fois une productivité et une qualité accrues, ainsi que l’amélioration des conditions de travail. Il est devenu une véritable mode managériale. Pourtant, ses effets sur la santé des salariés font débat.

Limiter les gaspillages, réduire les cycles de production, éliminer les tâches superflues, améliorer la qualité de service au client et la compétitivité, organiser la participation des salariés pour traquer les gestes inutiles et rechercher les positions optimales en annonçant des gains financiers importants. Qui pourrait le refuser ? Pas grand monde, si l’on en croit la diffusion massive du lean management depuis quelques années en France. Les adeptes sont nombreux, PSA, Renault, Valeo, Faurecia, Airbus, Thales, Danone, Louis Vuitton, Sodexo, Groupama Gan, BNP Paribas, Société Générale, la SNCF, et même Pôle emploi… Le lean ne séduit plus seulement les entreprises de l’automobile, mais s’étend aux services, aux administrations et même au secteur hospitalier (lire p. 26). « On comprend le succès du lean : les gains de productivité peuvent atteindre 20 % à 30 % en dix-huit mois à deux ans », souligne Philippe Rouzaud, ancien consultant du cabinet Secafi et auteur de l’ouvrage Salariés, le lean tisse sa toile et vous entoure… (L’Harmattan, 2011).

Il faut dire que la méthode a reçu un sérieux coup de pouce des pouvoirs publics. En 2006, le cabinet McKinsey remettait au gouvernement un rapport intitulé “Donner un nouvel élan à l’industrie en France”. Parmi les recettes pour booster la compétitivité des entreprises figurait le lean manufacturing. Deux ans plus tard, Luc Chatel en faisait la promotion dans un Plan qualité et performance 2010 et engageait les ex-Drire (Direccte) à financer des prestations de consultants sur le sujet.

Faire plus avec moins

« Depuis 2008, notre offre s’est étendue à tous les secteurs d’activité et nous avons de plus en plus de demandes d’interventions, assure Didier Krick, directeur associé en charge du lean management chez Capgemini Consulting. Les grandes entreprises qui nous contactent ont une problématique : comment faire plus avec moins, mais sans accroître la pression et la charge de travail. »

Pourtant, cette méthode inspirée du Toyota production system (lire encadré p. 22), qui vise à éradiquer toute forme de gaspillage par des actions continues et progressives et en faisant participer les salariés, suscite des controverses. « Travailler mieux, réduire les déplacements et les gestes inutiles… cette méthode est toujours présentée comme positive pour les conditions de travail, mais on ne mesure pas si elle a un impact réel sur les taux d’accidents ou de maladie professionnelle, conteste Bertrand Jacquier, consultant à Secafi. Les indicateurs mesurés sont uniquement focalisés sur l’activité, le rythme, la production, pas sur la santé des salariés. » Alors qu’il y aurait lieu de s’inquiéter pour les conditions de travail.

À l’occasion d’expertises sur des projets importants, « nous alertons les élus du personnel sur les conséquences possibles et probables du lean : intensification du travail, standardisation des tâches, accélération des flux, limitation des marges de manœuvre, déshumanisation et destruction des collectifs de travail », détaille Philippe Régnier, consultant à Secafi.

Situations contrastées

Une recherche du Centre d’études de l’emploi menée par Antoine Valeyre, “Conditions de travail et santé au travail des salariés de l’Union européenne : des situations contrastées selon les formes d’organisation” (novembre 2006), a montré que les conditions de travail et la santé sont bien meilleures dans les organisations apprenantes que dans les organisations en lean production ou tayloriennes et souvent moins bonnes dans les organisations en lean production que dans les tayloriennes(1). En moyenne, près de 60 % des salariés déclarent que le travail affecte négativement leur santé. Mais cette proportion est plus élevée dans les organisations en lean production (66 %) ou tayloriennes (63 %) et plus faible dans les organisations apprenantes (53 %) ou de structures simples (51 %).

« Parmi les problèmes, il y a des gestes essentiels que le lean considère pourtant comme “muda” (gaspillage, NDLR) car on n’en mesure pas immédiatement la valeur ajoutée. Par exemple, un soudeur qui passe le doigt sur sa soudure ne perd pas son temps : ce geste le renseigne sur la qualité de sa production et sur la maîtrise de son geste métier. Lui interdire de le faire, c’est nier son métier, ce qui n’est pas, à long terme, sans conséquence sur sa santé », illustre Bertrand Jacquier. En outre, sous couvert de soulager les opérateurs de gestes inutiles, « on supprime des déplacements dans les ateliers alors qu’ils procurent une respiration physique et mentale », déplore Jean-Luc Collin, secrétaire national de la Fédération générale CFDT des mines et de la métallurgie (FGMM-CFDT).

« À PSA, les opérateurs évitent, dans le cadre de cette organisation lean, de faire les quelques pas qui séparaient la chaîne de montage des bacs où se trouvent les pièces détachées. À présent, ils ont seulement à se tourner pour les prendre. Sur le papier, c’est un effort en moins. Mais l’analyse du travail a montré qu’en réalité, ces quelques pas pouvaient être autant de microtemps de pause pour les articulations des bras et du dos », écrit Yves Clot, dans Le travail à cœur (La Découverte, 2010).

Participation passive

Fabrice Bourgeois, ergonome, codirecteur du cabinet Omnia, dénonce une participation passive des salariés, qui s’arrête à l’expression des problèmes sans parvenir à l’écoute des propres solutions des opérateurs (lire p. 26). Avec le lean, on « apporte des réponses concrètes à un niveau opérationnel, on détaille les problèmes et leurs causes. Mais permet-il de remonter les problèmes quand il n’y a pas de solution ? », s’interroge Mélanie Burlet, chargée de mission à l’Anact(2).

Le réseau Anact, de plus en plus sollicité par les CCI et ses partenaires régionaux, organise, dans la perspective de l’année 2013, un travail de remontées des expériences d’entreprises afin d’analyser la place des conditions de travail dans le lean, pour transférer ces connaissances vers les institutions représentatives du personnel et les préventeurs. De son côté, pour l’an prochain également, l’INRS prévoit « un projet consacré à cette question, pour mieux comprendre la relation entre le modèle d’organisation lean, les pratiques d’organisation et les effets sur la santé. Et surtout, nous voulons identifier ce que l’on peut faire en termes de prévention », précise Évelyne Morvan, responsable d’études.

D’ores et déjà, certaines entreprises ont tenté de concilier la mise en place du lean et l’attention portée aux conditions de travail. « Avec le lean, il ne faudrait pas faire de compromis, souligne Mélanie Burlet. Or nous pensons que des compromis sont possibles. Son implantation partielle peut parfois marcher, si un travail sur l’organisation est réalisé avec une adaptation locale et qu’il ne se traduit pas par une suite d’actions imposées par la hiérarchie. » Chez ACS, les salariés avaient au début mal vécu qu’on leur impose le lean sans aucune explication. Ils sont aujourd’hui impliqués au quotidien dans la déclinaison de leurs propres objectifs, qui intègrent la sécurité au travail (lire p. 24). L’entreprise rhônalpine Tecmaplast a, elle aussi, profité du déploiement du lean pour mener un chantier relatif au port de charges lourdes, par exemple (lire p. 25).

(1) Organisations apprenantes : salariés disposant d’une forte autonomie et souvent mis en situation d’apprentissage et de résolution de problèmes imprévus. Lean production : moindres marges d’autonomie et multiples contraintes de rythme.

Organisations tayloriennes : multiples contraintes de rythme, tâches répétitives, avec peu d’autonomie.

Organisations de structure simple : travail peu contraint dans les rythmes, peu répétitif et relativement monotone.

(2) Intervention à l’occasion d’une journée de débats organisée par l’Aract Poitou-Charentes, le 13 septembre 2012, dont le thème était “Lean : quels impacts sur la performance des entreprises et la santé des salariés ?”

L’ESSENTIEL

1 Le lean séduit de plus en plus d’entreprises à la recherche de gains de productivité rapides, tout en associant leurs salariés à l’élimination des gaspillages.

2 Dans la pratique, les préventeurs et les représentants des salariés s’inquiètent d’une détérioration des conditions de travail.

3 Certaines entreprises tentent de s’approprier localement la démarche, dans le dialogue avec les salariés, et en prenant en compte des indicateurs relatifs à la santé et au bien-être.

Parlez-vous lean ?

Lean est un qualificatif donné par une équipe de chercheurs du MIT (Massachusetts Institute of Technology) au système de production Toyota (TPS, Toyota production system).

Le lean management est un système de gestion d’entreprise ou d’organisation, dont l’objectif est d’éradiquer toute forme de gaspillage (délais, coûts, stocks, etc.) par des actions continues et progressives qui impliquent l’ensemble du personnel.

Quelques termes clés des projets de lean management.

5 S : abréviation de cinq termes japonais commençant par un S, pour créer un bon environnement de travail, rangé, ordonné et maintenu comme tel.

5 pourquoi ? : méthode de base de résolution de problème du lean. Se poser cinq fois de suite la question pourquoi permettrait d’aller au-delà des causes symptomatiques et de trouver les causes fondamentales (sur lesquelles on pourra agir pour éliminer le problème définitivement).

Jidoka : construire la qualité dans les produits et les services plutôt qu’éliminer les rebuts.

Juste à temps (Just in time) : système de production qui fabrique et livre juste ce qui est requis, juste quand c’est requis et juste la quantité requise.

Kaizen : méthode d’amélioration continue de la production. L’objectif du kaizen est de faire baisser les coûts de revient (en éliminant les activités n’offrant pas de valeur ajoutée), en améliorant continuellement les procédés de production.

Kanban : dispositif visuel de signalement (avec des cartes ou fiches) qui donne l’autorisation et les instructions de procéder à la fabrication ou au prélèvement d’un article dans un système à flux tiré.

Muda : gaspillages, toute activité qui consomme des ressources sans ajouter de valeur pour le client.

SMED (single minute exchange of die, en d’autres termes single digit minute, soit échange d’outil en moins de dix minutes) : méthode pour réduire les temps de changement d’outils.

Standard de travail : les standards de travail sont les séquences d’opérations à réaliser dans l’ordre pour effectuer une tâche sans muda dans un temps donné (Takt time).

Value Stream Mapping (VSM) : cartographie de la chaîne de valeur.? La VSM est une analyse des flux de matières et d’informations.

Source : extraits de la liste (non exhaustive) de définitions figurant dans l’ouvrage de Philippe Rouzaud Salariés, le lean tisse sa toile et vous entoure (L’Harmattan, 2011, p. 161).

Auteur

  • VIRGINIE LEBLANC