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« Les salariés en souffrance sont là où l’organisation grippe »

Enjeux | publié le : 02.10.2012 | HÉLÈNE TRUFFAUT

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« Les salariés en souffrance sont là où l’organisation grippe »

Crédit photo HÉLÈNE TRUFFAUT

La mesure des risques psychosociaux fait toujours débat. Les indicateurs élaborés par les partenaires sociaux ne rendent pas compte des difficultés des salariés sur le terrain et n’offrent guère de pistes d’action. Il faut aujourd’hui reconquérir, dans l’entreprise, des espaces de discussion sur le travail.

E & C : Comment expliquez-vous la place prise par les risques psychosociaux (RPS) ces dernières années ?

Philippe Davezies : Nous avons assisté, durant les dernières décennies, à une évolution des organisations du travail. Les modalités de pilotage de l’activité sont différentes. Le client a imposé sa loi et l’entreprise fait, du coup, appel à la mobilisation des salariés, avec des exigences de flexibilité et d’adaptabilité. Tout vient de ces discours qui sollicitent l’engagement de l’intelligence et de la subjectivité des collaborateurs – et qui sont, du reste, potentiellement positifs. Le problème est que, dans le même temps, le travail s’est intensifié. Mais c’est une erreur de considérer que l’on peut faire la même chose plus vite. Les salariés doivent opérer des arbitrages compliqués dont ils ont la responsabilité. Travailler, c’est aujourd’hui trier entre ce que l’on peut faire et ce que l’on va devoir laisser de côté – et qui relève souvent de l’aspect qualité. Mais chacun le fait à sa sauce, ce n’est pas arbitré collectivement. On est allé vers une individualisation du rapport au travail. Plus personne ne sait ce que fait son voisin !

E & C : N’est-ce pas le rôle de la hiérarchie que de permettre aux salariés de s’exprimer sur leur travail qu’elle est d’ailleurs censée évaluer ?

P. D. : Le manager est surtout garant de l’efficacité économique. Il dispose, de fait, d’indicateurs quantitatifs qui ne traduisent que partiellement la réalité du travail. Ces outils présentent en outre l’inconvénient de classer les gens, d’où la pression qui s’exerce sur les plus mauvais éléments. En face, les salariés peuvent difficilement rendre compte de leur activité, notamment soutenir les dimensions positives de leur engagement, qui ne sont pas prises en compte par ces indicateurs. Pour réaliser la performance qui leur est demandée, les collaborateurs doivent en effet “se coller” à une réalité complexe intégrant de nombreux éléments de variabilité : respect des demandes du client, relations avec les collègues, etc. En clair : le travail bien fait est beaucoup plus large que ce dont vont témoigner les indicateurs statistiques. D’ailleurs, les organisations ne fonctionnent que parce que les salariés en font beaucoup plus.

E & C : Vous dites aussi que le travail reste opaque aux yeux même de celui qui l’accomplit.

P. D. : En effet, les modalités de l’action échappent en grande partie à la conscience. Les salariés abordent des situations qui mobilisent d’abord beaucoup, puis de moins en moins d’attention. Comme pour l’apprentissage de la marche chez un enfant, ils finissent par effectuer leur travail sans y penser. Ce savoir-faire est stocké dans la mémoire implicite, qui n’est pas accessible à l’expression langagière. On sait le faire, mais on ne sait pas le dire. Les ressources procédurales, le talent déployé face à certaines situations ne sont pas traités, dès lors que le résultat est conforme à ce qui était anticipé. L’attention est, en revanche, attirée par l’échec. Les salariés sont donc surtout conscients de leurs défaillances. Et parce qu’ils ne sont capables de mettre en mots qu’une toute petite partie de leur activité, ils vont, face aux normes managériales, vivre la relation de travail sur un mode “persécutoire”. Ce qui les conduira à s’emparer des discours sur le harcèlement moral. Avec, pour conséquences, une radicalisation et une individualisation des conflits. Lorsqu’elles se prolongent, ces situations peuvent générer un stress chronique et une tendance à la surgénéralisation : on ne sait plus expliquer comment on en est arrivé là. C’est la spirale dépressogène.

E & C : Que peuvent, dès lors, apporter les enquêtes visant à mesurer les RPS en entreprise ?

P. D. : Il existe, en gros, deux grands modèles de stress professionnel auxquels tous les accords sur les RPS font référence : celui de Karasek – vécu d’aliénation – et celui de Siegrist – vécu d’exploitation. Ces approches sont bien reçues par les partenaires sociaux. Lorsque des souffrances sont détectées, on soumet généralement un questionnaire à tous les salariés. Mais les résultats ne permettent pas de comprendre ce qui se passe et l’on finit par dire que personne n’a la main sur ce type de phénomène. D’autant que les cadres évitent de faire remonter les problèmes auprès de leur direction, de crainte de se mettre eux-mêmes en difficulté. Globalement, les accords RPS sont toujours structurés de la même façon, avec l’établissement d’indicateurs “consensuels” et un volet visant à s’occuper de la minorité qui souffre : formation des managers, soutien individuel… Mais il y a souvent confusion entre le climat social – général – et les manifestations individualisées de souffrance au travail. Or, la frange concernée se trouve précisément là où la machine grippe. Elle témoigne de questions vives en termes d’organisation du travail, qui constituent souvent un enjeu global pour l’entreprise. Ramener les problèmes à des indicateurs préfabriqués n’ouvre aucune perspective d’action, alors que s’intéresser aux histoires individuelles offre des pistes nouvelles.

E & C : Quelles solutions proposez-vous ?

P. D. : L’urgence n’est pas de faire des questionnaires. Nous sommes en train de changer d’époque. En dépit de l’appétence des directions pour les indicateurs statistiques, beaucoup de personnes, à tous les niveaux hiérarchiques, sont aujourd’hui revenues des approches chiffrées. Et cherchent désormais à engager des démarches centrées sur la reconquête d’espaces de discussion. Il n’en faut pas seulement entre les agents d’exécution et l’encadrement, mais également au niveau des agents entre eux. L’individualisation du travail est un obstacle considérable, mais les salariés ont besoin de confronter leur activité à celle des autres, de constater des différences qui susciteront la réflexion et la discussion. Les collaborateurs pourront ainsi développer une capacité d’expression, se constituer un patrimoine langagier – qui ne va pas uniquement servir à s’opposer à la hiérarchie. Car si les salariés ne parlent pas de leur savoir-faire, personne n’en profite. En faisant reculer les espaces de convivialité, l’entreprise écrase une partie des ressorts de la performance. La discussion doit cependant être organisée par des gens n’appartenant pas à la hiérarchie, garants du fait que l’on parlera effectivement de l’activité, sans occulter les problèmes, mais en évitant que cela ne dégénère en affrontement idéologique. Il faut pour cela rester sur des situations concrètes. On ne peut pas « faire fonctionner » le travail sans parler du travail !

SON PARCOURS

• Philippe Davezies est enseignant-chercheur en médecine et santé au travail à l’université Claude-Bernard Lyon 1.

Parallèlement à ses activités, il alimente un blog où sont recensées ses différentes contributions sur les questions de santé au travail. <http://philippe.davezies.free.fr>

SES LECTURES

L’ensemble des ouvrages d’Yves Clot, dont :

• Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte, 2010.

• Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, La Découverte, 2008.

Auteur

  • HÉLÈNE TRUFFAUT