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« L’entreprise met en œuvre une démarche de précarisation subjective des salariés »

Enjeux | publié le : 18.09.2012 | PAULINE RABILLOUX

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« L’entreprise met en œuvre une démarche de précarisation subjective des salariés »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Afin d’augmenter leur emprise, les directions d’entreprise mettent en place des stratégies délibérées de « précarisation subjective » des salariés, en bouleversant en permanence leurs habitudes de travail et en remettant en cause la stabilité de leur emploi. Cette méthode montre aujourd’hui ses limites.

E & C. : L’entreprise moderne s’occupe beaucoup aujourd’hui de la subjectivité des salariés. Pourquoi ?

Danièle Linhart : Le défi pour toutes les directions est de faire en sorte que les salariés adoptent la rationalité de l’entreprise plutôt que de s’en tenir à leur conception personnelle sur la manière dont le travail doit être exécuté. Frederick Taylor, avec l’organisation scientifique du travail, avait trouvé une méthode pour que les ouvriers, bon gré mal gré, ne travaillent pas « selon leurs états d’âme, leur bonne volonté, leur esprit », mais se conforment aux méthodes définies par l’entreprise. Le succès du taylorisme avait, à l’époque, permis de forts gains de productivité et, dans la foulée, des augmentations de salaire. À partir des années 1970, ce système de production est remis en cause par les ouvriers eux-mêmes et par les mutations économiques. L’entreprise nouvelle a besoin de plus de réactivité, de polyvalence et de fluidité. Elle doit désormais encourager le salarié non à exécuter strictement le geste prescrit mais à s’impliquer dans la manière de faire pour parvenir au meilleur résultat. Dès lors, sa stratégie repose sur une logique double. D’abord celle de séduction, consistant à persuader les salariés que la manière de travailler prescrite par l’entreprise est la meilleure. Ensuite, de façon plus pragmatique, une logique de contrainte pour les obliger à se raccrocher aux processus et méthodes qu’elle a définis. Pour cela, l’entreprise met en œuvre une démarche de précarisation subjective délibérée des travailleurs, qui passe par une remise en cause de la stabilité dans l’emploi, des réseaux de compétences et des métiers. Ce que certains, plus cyniques, ont pu appeler « secouer le cocotier ».

E & C : Comment cette précarisation subjective est-elle obtenue ?

D. L. : Le premier temps consiste à convaincre les salariés de la nécessité de s’investir toujours plus au travail en recourant à plusieurs arguments. Invoquant la guerre économique, l’entreprise présente l’implication au travail comme une nécessité de salut public dans un contexte concurrentiel. Il s’agit, pêle-mêle, de voler au secours de son entreprise pour lui permettre de survivre, de sauver des emplois, et de faire appel à la solidarité des équipes pour que tous rament dans le même sens. Mais ce discours alarmiste se double d’une musique plus douce, véritable chant des sirènes qui, à grand recours de communication, promet aux salariés un management participatif, une meilleure reconnaissance des efforts, des challenges à répétition dans la nouvelle aventure des temps modernes qu’est devenue la conquête des marchés… Toutes promesses assorties d’égards divers : horaires variables, primes, services annexes, coaching…

Mais, à côté de ce discours d’embrigadement aux effets lents et toujours aléatoires, l’entreprise s’applique à déconstruire systématiquement les identités et les réseaux professionnels par le bouleversement permanent des habitudes de travail. Le but est de fragiliser les salariés, de leur interdire toute distance critique par rapport aux directions et tout repli solidaire derrière la référence à un collectif de travail. À partir des années 1980-1990, les salariés ont été pris dans un véritable maelström de changements : reconfigurations des entreprises, déménagements à répétition, mobilités obligées, bouleversements incessants des méthodes, révolutions dans le management, etc. Ils sont placés dans un état de totale dépendance aux méthodes, processus et réseaux définis par l’entreprise avec l’aide de cabinets conseils – extérieurs, bien entendu. Le tout assorti d’une multiplication des procédures de reporting pour s’assurer du résultat et d’une personnalisation toujours accrue de la relation de travail, qui oblige le salarié à se dépasser sous la menace angoissante de déchoir.

E & C : Cette méthode a-t-elle eu les effets escomptés ?

D. L. : Dans un premier temps, il est clair que la personnalisation de la relation de travail était conforme aux attentes des salariés, qui jugeaient équitable d’être reconnus à hauteur de leurs efforts et de leur investissement. Mais on voit aujourd’hui la limite d’un tel système, qui consiste à faire travailler dans le stress et l’urgence des personnes toujours dépassées par la tâche à accomplir et souvent en situation d’incompétence par manque de formation. Ce n’est pas un hasard s’il y a en France un problème d’emploi des juniors et des seniors. Les entreprises ciblent leurs recrutements sur les 30-50 ans, tranche d’âge disposant à la fois d’un acquis d’expérience professionnelle et de l’énergie suffisante pour s’investir à fond. Contrairement à ce que l’on pense parfois, les Français sont les citoyens européens qui, à la fois, attendent le plus de l’emploi et qui se déclarent les plus déçus par lui. La “logique de l’honneur” qui les anime – mise en évidence par Philippe d’Iribarne – fait qu’ils se sentent fortement obligés par un rapport au travail contractuel les contraignant individuellement à performer. Cependant, le malaise au travail est aujourd’hui patent tant dans le secteur privé que public, converti aux mêmes méthodes de management. Les critiques jusqu’alors contenues commencent à se dire à haute voix : l’entreprise est devenue folle et on sait que tenter de se plier à ses diktats peut conduire au suicide. Objectivement, la casse sociale est considérable. Subjectivement, les gens s’épuisent et y croient de moins en moins. Chacun découvre qu’il n’est pas le seul à souffrir et que les autres ne s’en tirent pas forcément mieux. Cela rétablit une sorte de solidarité.

E & C : Cette logique est-elle vouée à l’échec ?

D. L. : Le problème est que, dans cette logique de subjectivation du travail, on a oublié le sujet. La subjectivité à laquelle on fait appel est une coquille vide, un pur habillage. Le sujet, en fait, on ne le prend pas au sérieux, on ne lui fait pas confiance. On essaie simplement de le manipuler à coups de chartes éthiques et de déclarations fumeuses. Dans la réalité, les salariés ont pris conscience que leur avis ne compte pas. Par ailleurs, l’individualisation des conditions de travail est un leurre. On ne travaille pas seul mais toujours avec d’autres. On ne travaille pas pour soi, pour se dépasser dans une sorte de mirage narcissique infini, mais bien dans le cadre d’une certaine organisation sociale. Le travail n’a de sens que relativement à son utilité sociale.

SON PARCOURS

• Danièle Linhart est enseignante en sociologie, directrice de recherches émérite au CNRS, membre du laboratoire de recherche Genre, travail mobilités du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa). Ses recherches actuelles portent sur les nouvelles formes de pénibilité dans l’entreprise.

• Elle est l’auteure de nombreux ouvrages, dont La Modernisation des entreprises (La Découverte, 2010), Travailler sans les autres ? (Seuil, 2009). Elle a publié “Quand le management se fait Dibbouk” (Nouvelle revue de psychosociologie n° 13, Érès, 2012).

SES LECTURES

• Travail, les raisons de la colère, Vincent de Gaulejac, Seuil, 2011.

• Le Travail à cœur – Pour en finir avec les risques psychosociaux, Yves Clot, La Découverte, 2011.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX