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« L’apprentissage ne remplit pas son objectif de promotion sociale »

Enjeux | publié le : 11.09.2012 | GAËLLE PICUT

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« L’apprentissage ne remplit pas son objectif de promotion sociale »

Crédit photo GAËLLE PICUT

L’ouverture de l’apprentissage à l’enseignement supérieur devait faciliter la promotion sociale des jeunes issus des milieux les moins favorisés en permettant la poursuite d’études et l’accès à l’emploi. Mais, en réalité, il renforcerait plutôt les inégalités sociales et la sexuation des métiers.

E & C : Vous avez enquêté sur les formations par l’apprentissage et vous en tirez un bilan en demi-teinte. Quels sont leurs points forts ?

Prisca Kergoat : L’aspect positif de l’apprentissage se situe au niveau de la pédagogie. Il permet aux apprentis une socialisation au monde du travail, l’acquisition d’un métier et une certaine autonomie financière. Mon propos ne vise donc pas à remettre en cause le principe même de l’apprentissage mais bien plutôt à discuter ses effets en matière de réduction des inégalités sociales.

Par exemple, en termes d’insertion professionnelle. Comparé aux formations scolaires, il offre certes une meilleure insertion, mais celle-ci est relative. Les données disponibles sont des moyennes et les taux d’insertion sont très variables selon les modes de calcul : l’écart entre apprentis et élèves de lycées professionnels varie entre 10 et 20 points selon le temps écoulé suite à la sortie de la formation. Et cet écart se réduit si on observe non plus l’accès à un emploi mais la qualité de l’emploi obtenu – contrat de travail et rémunération. Tout dépend aussi des spécialités. Si les apprentis dans le bâtiment ou dans l’industrie agroalimentaire ont de très bons taux d’insertion, c’est beaucoup moins vrai dans le tourisme, l’hôtellerie, le commerce, l’électricité ou la métallurgie. De façon générale, il faut bien comprendre que c’est le niveau de diplôme qui protège du chômage plus que le mode de formation. C’est d’ailleurs pour cette raison que le bénéfice de l’apprentissage en matière d’insertion professionnelle est quasiment nul pour les sortants de l’enseignement supérieur.

E & C : Vous estimez que l’apprentissage tend également à renforcer la sexuation des métiers. Par quels processus ?

P. K. : Ces taux d’insertion sont aussi à relativiser au regard de la composition du public. On constate que les apprentis sont essentiellement des garçons dont les parents, nés en France, sont plutôt stabilisés dans l’emploi, populations qui ont donc a priori des facilités à s’insérer. Alors que les filles et les jeunes issus de l’immigration, qui connaissent de plus grandes difficultés d’accès à l’emploi, se retrouvent dans les lycées professionnels. Ce mécanisme de sélection améliore de façon importante le taux d’insertion des apprentis.

Cette sous-représentation des filles en apprentissage trouve son origine dans le fait que la majorité des offres dans ces cursus relève de la production. Plus de la moitié des jeunes filles sont concentrées dans deux grandes spécialités – les services à la personne et commerce-vente.

Par ailleurs, pour devenir apprenti, il faut être recruté par une entreprise. Or, face à la valorisation de l’apprentissage, les candidats sont de plus en plus nombreux et les entreprises peuvent dès lors les sélectionner et les hiérarchiser. Or mes observations de recrutement au sein de grandes entreprises montrent que ces dernières font jouer la concurrence entre apprentis en introduisant des critères de sélection qui n’ont que bien peu de rapport avec les résultats scolaires et qui s’apparentent davantage à un jugement qu’à une mesure des qualifications. Les critères associés au savoir-être – manière d’être, de se tenir, de sourire, de s’exprimer, tenue… – sont prédominants. C’est à ce moment-là que sont avantagés les candidats issus des classes intermédiaires, dotés d’une formation générale et d’un habitus qui leur permettent de s’adapter aux souhaits des recruteurs. Cette focalisation sur le savoir-être renforce également les normes et les stéréotypes de genre, nourrit les pratiques discriminatoires qui touchent les filles et les jeunes issus de l’immigration. Elle contribue au renforcement des inégalités et, au-delà, à la reproduction sociale. Ces différents mécanismes mènent à ce que les formations soient encore moins mixtes, et c’est peu dire, que celles délivrées en lycées professionnels : les apprenties en spécialités “te chniques” sont environ deux fois moins nombreuses que leurs homologues des lycées professionnels !

E & C : Quelles peuvent être les pistes d’amélioration pour que l’apprentissage soit davantage un ascenseur social ?

P. K. : Il faut réfléchir non seulement aux modes de sélection mais également à l’apprentissage dans son ensemble. Concernant la sélection, il faudrait déconstruire ces outils managériaux. Réfléchir à la place accordée au savoir-être, par définition peu objectivable. Il faut également revoir l’ouverture de l’apprentissage à l’enseignement supérieur, puisque les objectifs proclamés de promotion sociale n’ont pas été atteints : les apprentis du “haut” – ceux dans l’enseignement supérieur –, qui représentaient plus de 20 % du nombre total des apprentis en 2008, n’ont jamais été des apprentis du “bas” – issus du CAP ou du bac pro. Seuls 12 % d’entre eux sont d’anciens apprentis.

À l’exception de ceux ayant fait une formation dans le commerce ou dans l’électromécanique, il n’existe pas assez de possibilités pour ces apprentis du bas de poursuivre dans l’enseignement supérieur. La segmentation et l’étanchéité entre les formations professionnelles et technologiques sont trop grandes. Résultat : des titulaires de bac pro se retrouvent en filière sciences humaines et sociales plutôt que dans des filières techniques et industrielles – DUT ou BTS –, alors que c’était bien souvent leur premier choix. Cela crée de la frustration à la fois chez les élèves, les enseignants et les employeurs. Or l’apprentissage coûte très cher à l’État et aux régions – la formation d’un apprenti revient à environ 25 % de plus que celle d’un élève de lycée professionnel. L’argent investi dans l’enseignement supérieur, notamment dans les grandes écoles, c’est de l’argent que l’on retire au CAP et au bac pro. C’est cela qui est très discutable.

Si l’on veut vraiment s’attaquer au chômage des jeunes, aux difficultés des entreprises qui, pour certains corps de métier, ne trouvent pas de candidats, il faudrait recentrer les efforts financiers sur les bas niveaux de qualification, vers les publics qui en ont le plus besoin. Il faudrait également revaloriser le CAP et le bac pro, marginalisés et peu considérés socialement, mais également travailler à l’attractivité de ces métiers, que cela soit en termes de salaires, de conditions de travail, de possibilités d’évolution. De même qu’il devient urgent de développer un vieux projet, malheureusement délaissé, celui de la formation tout au long de la vie : un jeune titulaire d’un CAP doit pouvoir, à un moment de sa carrière, reprendre ses études et envisager une promotion professionnelle. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Si on veut réduire les inégalités, il est nécessaire de prendre le problème à sa source, de donner des moyens supplémentaires à l’école primaire, là où s’effectuent les premiers apprentissages. Ce n’est pas aux lycées professionnels, sous peine de les disqualifier un peu plus, de réparer les échecs scolaires.

SON PARCOURS

• Prisca Kergoat est sociologue, chercheuse au Centre d’étude et de recherche travail-organisation-pouvoir (Certop) de l’université de Toulouse 2.

• Elle a publié un rapport d’étude intitulé “Les formations par apprentissage : un outil au service d’une démocratisation de l’enseignement supérieur ?” (2010) en s’appuyant sur les données issues de l’enquête “Génération 2004” réalisée par le Céreq.

SES LECTURES

• Le Monde apprenti, Gilles Moreau, Paris, La Dispute, 2003.

• Montedidio, Erri De Luca, Gallimard, 2001.

Auteur

  • GAËLLE PICUT