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« La fonction RH met en danger sa crédibilité d’artisan du compromis social »

Enjeux | publié le : 28.08.2012 | PAULINE RABILLOUX

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« La fonction RH met en danger sa crédibilité d’artisan du compromis social »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Les directions des ressources humaines se définissent volontiers, depuis une quinzaine d’années, comme des partenaires stratégiques des directions générales. Mais ce positionnement est de plus en plus questionné. Il pourrait finalement menacer l’identité de la fonction RH et sa capacité à forger du compromis social à l’heure de la résurgence de la question du bien-être au travail.

E & C : Quelle est la position de la fonction ressources humaines, à l’heure où l’entreprise est d’abord sommée d’être un centre de profit ?

Loïc Cadin : Avant de mettre en perspective les interrogations présentes des services ressources humaines, il faut rappeler la distinction conventionnelle entre fonction ressources humaines (FRH) – la DRH et les services ressources humaines – et gestion des ressources humaines – les processus de décision RH : recrutement, salaire, appréciation… En effet, les processus RH font intervenir différents acteurs, dont les responsables opérationnels des unités. Le débat autour de la capacité relative d’influence sur les décisions de GRH des responsables hiérarchiques et de la FRH se double d’un débat autour des profils les plus légitimes pour exercer le poste de DRH : professionnel expert ou manager tirant sa légitimité de l’exercice de responsabilités opérationnelles antérieures ? Vaut-il mieux une légitimité d’expert au risque de marginaliser la FRH ou une légitimité opérationnelle au sein du comité de direction pour faire entendre les enjeux humains ? Selon les réponses apportées, on ne privilégie pas les mêmes profils, ni le même partage des responsabilités.

Au cours des années 1980-1990, les organisations se sont efforcées de se débureaucratiser : structures plus plates, organisation en centres de profit, réductions des fonctions indirectes. La fonction RH est alors fortement critiquée : trop coûteuse, trop tournée vers la production de règles uniformes, trop déconnectée des enjeux économiques.

C’est dans cette conjoncture de financiarisation de l’économie que Dave Ulrich, un universitaire américain, a proposé une formulation renouvelée des rôles de la FRH. Celle-ci doit devenir créatrice de valeur et ainsi contribuer à faire de la ressource humaine de l’organisation un avantage concurrentiel. Il distingue quatre rôles interdépendants : celui de partenaire stratégique (business partner), le rôle d’agent de changement, celui d’expert administratif et le rôle de champion des salariés. Le succès de cette formulation est immédiat. Le terme de business partner devient la référence des praticiens de la FRH dans de nombreux pays. Il redonne une légitimité à une fonction sur la défensive.

E & C : Pouvez-vous préciser ces rôles ?

L. C. : Ce n’est pas au DRH de faire la stratégie. Celle-ci relève du comité de direction. Le DRH business partner guide la réflexion sur la manière dont l’entreprise doit s’organiser pour déployer la stratégie : quelle structure ? quels profils ? quelles valeurs ?… L’agent de changement veille à ce que la culture organisationnelle soit un facteur clé de succès. Le rôle d’expert administratif ne concerne pas seulement les processus RH mais tous les processus administratifs de l’organisation. Le rôle de champion des salariés se préoccupe de leur engagement et des conditions de celui-ci. Il ne suffit pas de se définir comme business partner pour être considéré comme tel par les autres acteurs de l’organisation.

Les enquêtes empiriques montrent les difficultés à jouer ce rôle même lorsque le DRH est membre du comité de direction. Elles montrent aussi combien les rôles suggérés sont en tension. Invité à consacrer davantage de temps au déploiement de la stratégie, le DRH doit se libérer des aspects administratifs. Il est encouragé à externaliser des activités de GRH, à profiter des possibilités des nouvelles technologies pour déléguer davantage à la hiérarchie, à mettre en place des centres de service pour apporter du support aux opérationnels. Pour réduire les coûts, les effectifs de la FRH en contact avec les unités baissent et éloignent la FRH du terrain. Il n’en résulte pas toujours une création de valeur patente.

De même, le rôle de partenaire stratégique et celui de champion des salariés sont vécus comme antithétiques. Le rôle de business partner l’emporte sur les trois autres en termes de prestige. Il est l’emblème des praticiens ambitieux et devient un signal de potentiel de carrière. Parler de modèle de business et d’indicateurs économiques est plus valorisant que de parler de bien-être des salariés.

E & C : Peut-on dire que les RH sont aujourd’hui en position critique ?

L. C. : En désinvestissant le rôle de champion des salariés, la fonction RH menace sa crédibilité d’artisan du compromis social. En s’alignant trop ostensiblement sur les stratégies des organisations, la profession risque de perdre sa capacité d’équilibrer les besoins de l’entreprise et les aspirations des salariés. Le vécu des praticiens engagés dans le modèle du business partner ne fait plus seulement l’objet de travaux académiques, il commence à susciter des bilans critiques de la part de la communauté professionnelle des ressources humaines. En intériorisant prioritairement le projet stratégique de l’organisation, la FRH ne se trouve-t-elle pas inféodée à des indicateurs exclusivement économiques ? N’en vient-elle pas à privilégier le court terme ? Ne se prive-t-elle pas d’incarner une autre logique que celle qui sous-tend les indicateurs financiers ? Ne renonce-t-elle pas à être le garant des valeurs profondes de l’organisation ? À être vecteur de l’innovation déviante et pas seulement de l’innovation “conformiste”, pour reprendre l’expression de Karen Legge, spécialiste anglaise du management et des RH ? On assiste à un sursaut identitaire en faveur d’une fonction RH qui défendrait une posture spécifique sans pour autant se désintéresser de la cohérence de la mise en œuvre de la stratégie de l’organisation.

E & C : Comment imaginez-vous l’avenir de la fonction RH ?

L. C. : Lorsque l’entreprise était encore intégrée – au sens où elle n’externalisait pas tout ou partie des fonctions de production ou de commercialisation –, lorsque le CDI était la norme et que la relation entre l’entreprise et le salarié était durable, lorsque l’actionnariat était stable et proche de l’entreprise, il était possible de faire des pronostics d’évolution de la GRH. Or, aujourd’hui, l’hétérogénéité des situations des organisations augmente : types de gouvernance, formes organisationnelles – réseaux, cascade de filiales… –, disparités sectorielles, segmentations des politiques RH selon les populations concernées… Tout cela concourt à un paysage morcelé.

Par ailleurs, les parties prenantes des pratiques de GRH se multiplient : médias, consommateurs, agences de notation, actionnaires, donneurs d’ordre, salariés, syndicats, pouvoirs publics. La GRH est devenue l’affaire de nombreux acteurs à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise. Elle est en quelque sorte “hyperpartagée”. Les capacités d’influence de ces intervenants varient toutefois d’une situation à l’autre. Les possibilités d’alliance de la FRH avec d’autres acteurs pour faire entendre sa voix dépendent des conjonctures locales. Plutôt que de parler de GRH au singulier, nous préférons parler “des GRH”, car nous ne voyons pas de convergence vers un modèle unique.

PARCOURS

• Loïc Cadin est professeur de GRH à ESCP Europe et chercheur associé au Centre d’études et de recherche sur les organisations et sur les stratégies (Ceros-Paris 10). Il a auparavant été responsable RH dans plusieurs entreprises.

• Il a participé à la rédaction de nombreux ouvrages, dont, en collaboration avec F. Guérin, J. Pralong et F. Pigeyre, Gestion des ressources humaines : pratique et éléments de théorie (Dunod, 4e édition, juin 2012).

LECTURES

• Les études critiques en management : une perspective française, D. Golsorkhi, I. Huault, B. Leca, Presses de l’université Laval, Québec, 2009.

• Encyclopédie des ressources humaines, J. Allouche (coord.), Economica, 2006.

• Personnel et DRH. L’affirmation de la fonction personnel dans les entreprises (France, 1830-1990), J. Fombonne, Vuibert, 2001.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX