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" LES TECHNIQUES D’ACHAT DES ENTREPRISES METTENT EN PÉRIL LA QUALITÉ "

Enquête | publié le : 03.07.2012 | L. G.

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" LES TECHNIQUES D’ACHAT DES ENTREPRISES METTENT EN PÉRIL LA QUALITÉ "

Crédit photo L. G.

Les entreprises utilisent des méthodes d’achat industrielles mais, à trop tirer les prix vers le bas, la qualité ne suit plus, assure Andrew Wickham, coauteur avec Joss Frimond, du cabinet Linguaid, d’une étude non publique sur le marché de la formation en langues à l’heure de la mondialisation*.

E & C : Comment les entreprises achètent-elles leurs formations linguistiques aujourd’hui ?

Andrew Wickham : La pression reste très forte sur les prix par heure-formateur et la facturation des dépenses annexes depuis 2008, allant parfois jusqu’à l’étranglement du prestataire.

Cela s’explique par une méconnaissance de l’activité de formation linguistique, par l’application de méthodes d’achats industrielles, par la difficulté des prestataires à différencier leur offre de celle de leurs concurrents ou à fournir la preuve du retour sur investissement, et par le manque d’intérêt de la direction de l’entreprise pour la formation linguistique, souvent considérée comme non stratégique.

E & C : Quelles sont les raisons de cette situation ?

A. W. : D’abord, 70 % de la formation linguistique est considérée comme un coût plutôt qu’un investissement compétences. Ensuite, le ticket d’entrée pour créer un organisme est très bas ; n’importe qui peut se lancer dans cette activité et proposer des prix ne tenant pas compte des investissements nécessaires.

Comme il s’avère qu’un investissement considérable est indispensable pour obtenir des résultats probants, les entreprises préfèrent embaucher des personnes déjà formées.

Enfin, le marché est assez opaque et confus pour les acheteurs, avec des offres technologiques - mobile learning, sites en ligne, formation à distance, rapid learning - souvent transfrontalières, dues à une offre abondante de main-d’œuvre de formateurs peu chère, née de la crise financière en Grande-Bretagne et en Irlande.

E & C : Quelles techniques d’achat avez-vous observées ?

A. W. : L’appel d’offres tous les trois ans est un exercice obligatoire, les acheteurs et responsables de formation sont conseillés par des consultants externes, et les exigences sont de plus en plus fortes. Celles-ci portent sur l’étendue de la gamme de produits - qui doit comporter une offre à distance, une offre e-learning, des parcours multimodaux, différentes modalités présentielles - ; la spécialisation des contenus métier et la personnalisation des programmes ; latraçabilité, le suivi et le reporting - le LMS devient obligatoire - ; les garanties de retour sur investissement ; la capacité à traiter de grands volumes et à déployer les dispositifs sur des territoires importants ; les garanties d’exécution ; la preuve des compétences et des qualifications des formateurs ; l’assise financière et la non-dépendance - le volume traité ne doit pas dépasser 20 % du chiffre d’affaires de l’organisme - ; la certification qualité ; la conformité avec la loi ; et enfin, la responsabilité sociale et de développement durable.

Ces exigences sont légitimes et devraient opérer une sélection « par le haut ». En réalité, ce n’est que l’entrée en matière.

E & C : Comment les appels d’offres se déroulent-ils ?

A. W. : Les appels d’offres procèdent par lots, chaque lot correspondant non pas à un parcours ou à une population à former, mais trop souvent à une modalité : l’e-learning, la formation par téléphone, les séjours linguistiques, les ateliers, les formations en groupe, le tutorat, etc. Cette approche aboutit à des parcours de formation multimodaux dont chaque modalité est gérée par un prestataire différent. Difficile dans ces conditions d’obtenir un programme cohérent avec un suivi personnalisé et une intégration harmonieuse des temps de formation et des modalités ou, a fortiori, de responsabiliser les prestataires.

E & C : Quelle est l’étape suivante ?

A. W. : Les candidats potentiels présélectionnés doivent se battre sur chaque lot au niveau des tarifs. On leur demande de ne pas facturer les évaluations, l’ingénierie, les frais de pilotage, le matériel pédagogique, etc. Bref, de ne pas facturer le cœur du métier et les compétences sélectionnées ; tout doit être compris dans l’heure-formateur, elle-même négociée en dessous du prix catalogue. Une fois l’accord obtenu, on insiste sur les garanties d’exécution : certains appels d’offres demandent même une deuxième équipe de formateurs en stand-by avec les mêmes qualifications et niveaux d’expérience que ceux de l’équipe principale, prêts à intervenir en cas d’absence ou d’indisponibilité d’un intervenant !

E & C : Quelle est la marge de manœuvre du prestataire ?

A. W. : Aucune. De telles conditions permettent d’obtenir une réduction des tarifs, mais multiplient les risques de non-exécution ou d’exécution de mauvaise qualité, car l’organisme doit comprimer ses coûts salariaux, qui représentent entre 50 % et 70 % du chiffre d’affaires, ce qui démotive les formateurs les plus compétents et pousse à recourir à des moins qualifiés. La professionnalisation des achats peut avoir comme résultat une déprofessionnalisation de la prestation achetée et un retour sur investissement aléatoire.

E & C : Certaines entreprises abandonnent-elles ce modèle d’achat ?

A. W. : Certaines, très minoritaires, commencent à appliquer des méthodes plus rationnelles telles que l’analyse de la structure des coûts des fournisseurs pour déterminer un tarif plancher. Cette tendance se généralisera-t-elle ? Certains organismes, obnubilés par la course au volume pour couvrir leurs frais fixes, font des offres tarifaires inférieures à leur point mort. Le temps est venu d’élaborer un modèle de formation plus réaliste, plus durable.

E & C : Par quoi cela peut-il passer ?

A. W. : L’enjeu clé pour les prestataires comme pour les entreprises est aujourd’hui de déterminer quels clients sont intéressés par des résultats efficaces, et comment leur démontrer objectivement une valeur ajoutée, donc un prix. La différenciation passera par le blended learning, l’évaluation des compétences linguistiques professionnelles transverses et des résultats, ainsi que la preuve de la qualification des formateurs : trois domaines où il y a un sérieux manque de professionnalisation. Le blended est souvent un assemblage de modalités peu intégrées, parfois incohérentes, gérées par des partenaires différents, chacun avec son univers, son approche pédagogique, son contenu, et il est rare qu’il y ait une coordination pédagogique réelle entre les partenaires. Les formateurs n’ont pas le temps et ne sont pas vraiment formés pour manager des parcours multimodaux ou des outils de type e-learning.

Les outils d’évaluation les plus en vogue (Toeic, Bright, Bulats) sont des tests automatiques, à choix multiples, qui évaluent statistiquement la connaissance passive. Il n’existe pas pour l’instant d’outils d’évaluation de la compétence et de la performance orale et écrite en contexte professionnel, déployables sur une population importante.

En termes d’évaluation des résultats, il manque également les outils adéquats, d’autant que les formations sont de plus en plus spécialisées et personnalisées et que le programme est souvent élaboré de manière ad hoc par le formateur.

Enfin, il faut agir sur la qualification des formateurs : hors quelques diplômes universitaires peu reconnus, les seules certifications pour un formateur linguistique sont des diplômes de base de type Celta (un mois de formation) et Delta (un an). Il n’existe pas de diplôme reconnu plus spécialisé, ni de validation des acquis de l’expérience. Les clients demandent de plus en plus souvent, lors des appels d’offres, les CV des formateurs. Mais, en l’absence de critères objectifs, comment différencier l’un de l’autre ?

* Le marché de la formation langues à l’heure de la mondialisation, mise à jour 2012 de l&rsquo;étude du marché Linguaid de 2009. <www.etude-langues.fr>

UN SECTEUR EN CONCENTRATION

« En France, Créadev, entreprise d’investissement de la famille Mulliez, actionnaire principal d’Auchan, de Decathlon et de l’institut EFE, a pris en mars dernier une participation majoritaire dans la société YES Your English Solution, dont le chiffre d’affaires 2011 est de 3,5 millions d’euros, informe Andrew Wickham de Linguaid. Aux États-Unis, Pearson vient d’acquérir pour 90 millions de dollars le spécialiste américain de l’e-learning corporate GlobalEnglish Corporation, société au chiffre d’affaires de 42 millions de dollars. Suite à l’acquisition en 2009 de Wall Street Institute par Pearson et à cellede Telelangue par Berlitz International en 2011, la consolidation mondiale des secteurs de l’e-learning et de la formation à distance est donc en train de s’accélérer. Pearson démontre ainsi son ambition de devenir le numéro 1 mondial de la formation linguistique professionnelle, en maîtrisant toute la chaîne de valeur du métier : édition de ressources pédagogiques papier et multimédia (Longman Pearson Education), édition de ressources e-learning et formation présentielle à distance (GlobalEnglish), formation présentielle et multimédia (Wall Street Institute). Ne lui manquent désormais que les secteurs de la formation à distance et de l’e-learning grand public, terrains investis par des sites aux business models encore fragiles comme Busuu, Myngle, Learnissimo ou EduFire, et par des éditeurs établis comme Rosetta Stone, Assimil ou Pimsleur. À noter que les éditeurs établissent déjà des partenariats avec ces sites. »

Auteur

  • L. G.