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« L’environnement sonore est un puissant révélateur des pratiques professionnelles »

Enjeux | publié le : 29.05.2012 | AURORE DOHY

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« L’environnement sonore est un puissant révélateur des pratiques professionnelles »

Crédit photo AURORE DOHY

Focalisés sur le résultat de la production, employeurs mais aussi “travaillants” ignorent beaucoup des ressources sensibles, affectives et cognitives qui sont mobilisées dans l’activité professionnelle.

E & C : Depuis votre captation de la mémoire sonore de l’usine Renault de Billancourt dans les années 1980, le monde du travail est l’un de vos terrains de recherche et de création de prédilection. Pour quelles raisons ?

Nicolas Frize : J’ai toujours souhaité que ma pratique artistique se mêle à la vie quotidienne et sociale et ne se cantonne pas, dans des espaces protégés, à des sujets éthérés et lointains. Aussi, le monde du travail s’est-il rapidement imposé à moi. L’environnement sonore d’un lieu de travail est un puissant révélateur des pratiques professionnelles. J’ai par exemple enregistré l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, à chaque heure du jour et de la nuit pendant plusieurs semaines. À l’écoute de ces enregistrements, le personnel a pu constater à quel point il est “maître à bord” le matin – les médecins font leurs visites, les portes claquent, les voix portent –, puis se fait plus discret l’après-midi, avant de disparaître quasi complètement la nuit. De ce fait, la même infirmière qui ferme une armoire nonchalamment avec le pied dans la matinée fera le même geste avec d’infinies précautions quelques heures plus tard.

E & C : Au-delà de la composition d’œuvres de musique contemporaine, parfois jouées dans les lieux de travail eux-mêmes avec la participation des salariés, vous menez une véritable tâche d’anthropologie du travail…

N. F. : La mémoire sonore d’un lieu de travail est finalement une mémoire assez abstraite. Aussi performants soient-ils, mes micros n’enregistreront jamais que des sons indistincts. Or, dans les couloirs d’un hôpital, les infirmières adoptent une forme de veille auditive. Elles sont capables de distinguer entre mille les seuls sons qui font sens pour elles. Un ouvrier qui usine une pièce, à l’oreille, au millimètre près, fait abstraction de tous les autres sons qui parviennent jusqu’à lui. De la même manière que vous ne voyez qu’une anecdote lorsque vous observez une situation de travail, l’environnement sonore que je capte ne révèle en rien l’intelligence auditive mobilisée par chacun dans son activité. Voilà pourquoi j’ai commencé à mener des entretiens avec les salariés eux-mêmes. Ces entretiens ne sont ni ceux d’un inspecteur du travail ni ceux d’un sociologue ou d’un psychologue, mais ceux d’un artiste : mes interlocuteurs comprennent intuitivement que je m’intéresse à leur subjectivité, leur sensibilité, leurs gestes et leur appropriation personnelle.

E & C : Qu’est-ce que ces entretiens vous ont permis de découvrir du monde du travail ?

N. F. : J’ai découvert que la logique de la productivité dans laquelle nous baignons occulte totalement la dimension sensible et cognitive du travail. Un employeur aujourd’hui ne sait plus ce que font les “travaillants” – je privilégie ce terme à ceux de salariés, employés ou travailleurs, trop figés, relatifs aux statuts et pas assez actifs. Son attention rivée sur le résultat de la production, il ignore tout des différentes phases de travail qui ont été nécessaires, des ressources sensibles, affectives et cognitives qui ont été mobilisées à cette fin. Mais le plus fascinant est de s’apercevoir que, le plus souvent, le “travaillant” lui-même n’a pas assez conscience de cette dimension. Nombreuses sont les personnes, interrogées sur leur vie professionnelle, qui vous répondent qu’elles ne savent rien faire ou quasi rien. « Je fais la plonge », me répond l’une d’elles. Qu’est-ce que « faire la plonge » ? C’est développer des trésors d’ingéniosité pour ne pas s’abîmer les mains, travailler dans une posture confortable, limiter la casse au maximum… La meilleure preuve est que, lorsqu’on commence un nouveau travail, souvent, on le « fait mal » avant de le « faire bien ». Il s’est donc passé quelque chose. Et cette “chose” appartient à chacun. Il n’y a pas deux personnes au monde qui font leur travail, même le travail apparemment le plus banal ou le plus monotone, de la même façon. Une femme de ménage me confiait récemment : « Une fois que j’ai commencé ma journée, je ne fais pas de pause, sinon je ne repars pas. » C’est une organisation qu’elle a sans doute mise au point progressivement, comme un randonneur découvre la meilleure façon pour lui de marcher, la plus économe, la plus conforme à sa nature.

Niés dans leur dimension sensible, les métiers sont aujourd’hui réduits à des emplois. Tout le monde semble avoir oublié que, derrière la production, il y a des personnes qui s’approprient leur travail de façon maligne, contribuant ainsi à enrichir les “règles de l’art” du métier, y compris dans des activités qui ne leur plaisent pas beaucoup ou qui ne mettent pas en jeu toutes leurs capacités. Car il ne s’agit pas même de plaisir, mais d’attention et d’intelligence, celle du corps, de la méthode. On fait croire aux gens que, finalement, ils sont interchangeables. Il me semble que l’immense souffrance au travail ressentie aujourd’hui trouve là une de ses racines, au-delà de la pression de certains managements.

E & C :Comment se réapproprier cette dimension occultée ?

N. F. : Une question que je pose souvent, par exemple après avoir observé une situation de travail, est celle-ci : « À quel moment réfléchissez-vous ? Avant, pendant, après l’action ? » Question troublante la plupart du temps, car, dans l’activité de chacun, la réflexion a été tellement souvent transformée en action qu’elle n’apparaît plus en tant que telle. Du coup, le travaillant finit par avoir le sentiment que son geste est banal, dénué de sens, alors qu’en réalité, il est extrêmement pensé et pas banal du tout. C’est très valorisant de pouvoir prendre conscience de la manière dont on fait les choses. Or, on ne sait plus l’exprimer, soit parce qu’on ne sait pas le dire, soit parce qu’on n’y pense tout simplement pas. Les personnes qui ont la chance de former un jour un apprenti se rendent compte que leur activité foisonne de choses à expliquer. Et que, même lorsqu’elles ont le sentiment d’avoir tout expliqué, il y a au cœur de leur travail encore tant de choses qui relèvent de cette dimension sensible et qui ne peuvent se dire…

E & C : Au sein des entreprises dans lesquelles vous “résidez”, parfois pendant plusieurs années, quel regard les employeurs et les syndicats portent-ils sur votre travail ?

N. F. : J’ai rencontré des employeurs très sensibles à cette dimension indicible et invisible du travail. Leur focalisation sur le résultat de la production ne les empêchait pas de se demander, sans trop bien savoir comment traduire cela en actes, s’ils faisaient bien tout le nécessaire pour ceux qui produisent. Le dialogue a souvent été – dirais-je paradoxalement ? – moins facile avec les syndicats. Certains d’entre eux – je pense notamment à la CGT – prennent cependant de plus en plus conscience qu’à force de défendre les conditions de travail, les salaires, la sécurité, les retraites ou la pérennité des emplois, toutes ces composantes fondamentales mais périphériques du travail, ils ont parfois oublié, eux aussi, qu’au centre de tout cela, il y a quelqu’un qui vient mobiliser ses ressources personnelles et son savoir-faire. Reconnaître la richesse de l’activité elle-même ne signifie pourtant pas avaliser des conditions de travail oppressantes ou un salaire trop faible. Il n’y a pas de contradiction. En un sens même, prendre toute la mesure de l’intelligence et de l’énergie déployées par chaque “travaillant” permettrait sans doute d’asseoir davantage les revendications sur les conditions et la rétribution de son activité.

SON PARCOURS

• Nicolas Frize est compositeur de musique contemporaine. L’écriture et l’interprétation de ses œuvres s’inscrivent dans des dispositifs longs, qui s’implantent dans des territoires – lieux de travail, immeubles d’habitation, écoles – et associent fréquemment, aux côtés des musiciens professionnels, des populations impliquées de diverses façons.

• Il dirige l’association Les Musiques de la boulangère, qu’il a créée en 1975, implantée en Île-de-France.

• Il a également fondé le groupe “être sujets dans son travail”, qui s’emploie, depuis 2009, à conduire des entretiens dans les lieux de travail et à éditer et diffuser le journal Travails.

SES LECTURES

• De l’argent-La Ruine de la politique, Michel Surya, Payot & Rivages, 2009.

• Étrangers à nous-mêmes, Julia Kristeva, Fayard, 1988.

• La révolution sexuelle, Wilhelm Reich, Christian Bourgeois, 1982.

Auteur

  • AURORE DOHY