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« Il faut garder à l’esprit l’enjeu humain du partage de l’espace de travail »

Enjeux | publié le : 15.05.2012 | PAULINE RABILLOUX

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« Il faut garder à l’esprit l’enjeu humain du partage de l’espace de travail »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

L’espace fonctionnel du bureau ne peut être soumis à la seule rationalité comptable sans tenir compte des hommes et de leurs attentes. Le travail collaboratif peut et doit reposer sur un aménagement de l’espace participatif.

E & C : Parmi les facteurs qui influent sur la qualité de vie au bureau, quel rôle peut-on attribuer aux espaces et à leurs aménagements ?

Alain d’Iribarne : Partant du principe que le fondement de toute société est le rapport à l’espace et au temps, la question de l’espace de travail et de sa finalité met en jeu le sens de cet espace pour ceux qui composent l’entreprise. Le cadre de travail est d’abord un cadre de vie, et son aménagement s’inscrit dans la relation aux collègues qu’il implique. Plus on demande aux salariés de travailler ensemble et d’être coopératifs, et plus la relation entre la gestion des personnes et l’espace devient importante. Or, avec la généralisation des open spaces, cette relation aux autres est souvent vécue comme une gêne plus qu’un atout.

Selon une enquête TNS-Sofres de 2011, si l’aménagement de l’espace est perçu par une majorité de titulaires de bureaux individuels comme adapté lorsqu’il s’agit de travailler, de se concentrer ou de s’isoler, les taux sont bien inférieurs chez les titulaires de bureaux paysagers. En moyenne, un tiers des salariés se disent gênés par leurs collègues, en particulier par le bruit, mais cette proportion atteint plus de la moitié des occupants de bureaux paysagers. Au fait d’être obligé de côtoyer et de supporter l’autre s’ajoute la surveillance mutuelle liée au décloisonnement, alors même que, pour une grande majorité des sondés, la qualité de vie au bureau tient d’abord aux relations humaines bien avant l’espace dont on dispose pour travailler ou par les conditions matérielles de l’espace physique. À ces éléments spatiaux s’ajoutent des éléments symboliques. Le fait de disposer d’un bureau fermé ou non représente la place de chacun dans une hiérarchie comme parfois le nombre de mètres carrés dont on dispose, la taille de l’armoire, voire l’étage où l’on travaille. Pris dans un système de significations, les espaces et leurs aménagements sont donc un enjeu essentiel de la qualité de vie au bureau, dans la mesure où ils sont un enjeu du vivre-ensemble. Entre les hommes, l’harmonie ne va jamais de soi. Elle doit être, au contraire, l’objet d’un effort constant. Au sein même des bureaux paysagers, certains s’ingénient à reconstruire des espaces séparés pour se protéger des autres. La dégradation des relations peut toujours intervenir, allant quelquefois jusqu’à l’exclusion de certains du groupe social.

E & C : Peut-on évaluer l’incidence des bureaux sur la performance ?

A. d’I. : Pas directement. On est obligé de recourir à des indicateurs intermédiaires comme l’absentéisme ou la désimplication. Sur ces questions, les médecins du travail en savent plus long que les DRH, souvent éloignés des réalités de terrain.

Les enquêtes annuelles menées auprès des salariés disent peu de chose. On s’exprime encore assez peu de front sur ces questions. Ce sont les indicateurs de souffrance au travail qui peuvent donner l’alerte. Une chose semble pourtant certaine : la logique gestionnaire qui a émergé dans les années 1980 semble un total contresens du point de vue de l’efficacité productive. Le décloisonnement et la réduction de la surface accordée à chaque salarié permettent de faire des économies, mais ils ne sont pas un gage de la qualité du travail collaboratif. Beaucoup d’autres choses interviennent : la compétence des managers intermédiaires à faire vivre au sein des équipes les directives de la hiérarchie et, bien sûr, la capacité de ces mêmes hiérarchies à donner du sens au fait de travailler ensemble. « Il n’est de richesse que d’hommes », disait déjà Jean Bodin au 16e siècle. Des pratiques de management donnant la priorité aux outils ou à l’espace sur les hommes conduisent à une dépersonnalisation contre laquelle les salariés se rebiffent, a minima par des formes de résistance passive. L’aberration maximale en ce sens a pu apparaître avec la pratique du desk sharing – bureau partagé – lorsque celle-ci n’a d’autre fonction que de minimiser les coûts et de promouvoir l’idéologie utopique du salarié complètement nomade. La rationalisation à l’extrême concernant le management des hommes est contre-productive car elle ne tient justement aucun compte des hommes et de leurs attentes.

E & C : Peut-on cependant concilier, dans l’aménagement de l’espace, la recherche d’efficacité économique avec les attentes des salariés ?

A. d’I. : Il faut commencer par réfléchir à la motivation de l’entreprise et au métier des collaborateurs. L’entreprise choisit-elle l’open space par exemple pour des raisons purement économiques ou pour faciliter la communication et la cohésion ? Dans ce dernier cas, les salariés apprécient-ils de travailler ensemble ou le vivent-ils comme une contrainte ? Quel âge ont-ils et quelles sont leurs habitudes ? Des personnes habituées à travailler en écoutant de la musique et en jonglant entre l’écran de leur ordinateur et celui de leur smartphone seront très à l’aise dans un open space, mais pas celles qui ont travaillé trente ans en bureau individuel. Elles auront plus de mal à s’y concentrer. De même, tous les métiers ne se prêtent pas au travail en bureau paysager. Celui de comptable avec ses exigences de confidentialité s’en accommodera moins que les métiers du marketing, par exemple.

Le chef partagera-t-il le bureau commun ou s’isolera-t-il jalousement dans le sien ? À défaut de prendre en compte ces facteurs, les concepteurs et les entreprises s’exposent à des effets pervers inattendus et qui font dériver les projets très loin des intentions initiales. L’espace est un enjeu de pouvoir et il est de l’intérêt de l’entreprise de prendre en compte les attentes du salarié pour créer un consensus qui rejaillira sur le fonctionnement général de l’entreprise. Un espace collaboratif est d’abord et avant tout un espace participatif, pensé et vécu en commun. L’open space peut ainsi se décliner en toutes sortes de versions intelligentes, permettant par son mobilier et la décoration de se soustraire au regard indiscret ou inquisiteur des collègues comme à l’uniformisation du groupe.

Au-delà, les espaces de restauration, de réunion, de détente peuvent aussi être pensés dans le sens du bien-être du salarié, mais également du partage : espaces de rencontres informelles par affinité à la cafétéria, par exemple, voire espaces de relaxation, de jeu, ou agoras pour faciliter une organisation volontaire sortant du cadre strictement prescrit.

E & C : L’open space n’est donc pas toujours synonyme d’open stress ?

A. d’I. : Les deux expressions peuvent ne plus se recouvrir et une certaine rigueur de gestion est tout à fait compatible avec le fait de garder à l’esprit les enjeux humains du partage de l’espace. Nombre d’entreprises multiplient les initiatives pour créer un espace à la fois partagé et convivial, au service de l’image externe de l’entreprise – façade et hall d’entrée par exemple – mais aussi de l’image interne – celle que les salariés ont de la société qui les emploie et celle qu’ils peuvent avoir d’eux-mêmes. Sans doute cela passe-t-il par une moindre densité de population sur le lieu de travail mais aussi par la qualité de l’aménagement et de la décoration. Plus qu’une dépense, les entreprises les plus performantes ont aujourd’hui compris que ces choix représentent un investissement au service de l’humain, dont on dit qu’il constitue le premier de leurs atouts.

PARCOURS

• Alain d’Iribarne est économiste et sociologue, directeur de recherche au CNRS. Il est également président du conseil scientifique d’Actineo, l’Observatoire de la qualité de vie au bureau.

• Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’économie de l’entreprise, les innovations technologiques et les nouveaux modes d’organisation et de management. Il vient de publier un ouvrage intitulé Performance au travail : et si tout commençait par les bureaux ? (éditions Italiques).

Lectures

• Travail, les raisons de la colère, Vincent de Gaulejac, Seuil 2011.

• Performance et bien-être dans les espaces de travail. Guide des bonnes pratiques, Génie des lieux, 2010.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX