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UNE MUE DOULOUREUSE

Enquête | publié le : 02.05.2012 | CÉLINE LACOURCELLE

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UNE MUE DOULOUREUSE

Crédit photo CÉLINE LACOURCELLE

La Poste, SNCF, GDF, France Télécom… Toutes ces entreprises publiques connaissent ou ont connu les délicates réorganisations dictées par la fin de leur monopole, ainsi que des révolutions culturelles pas toujours bien comprises ni acceptées. Avec un enjeu très délicat pour les directions et les DRH : la montée des risques psychosociaux, pointée par les syndicats.

Libéralisation des marchés, privatisation, fusion…, les entreprises publiques à la française se modernisent, abandonnant leur modèle pour se confronter à un nouvel environnement. Non sans douleur. Course à la rentabilité, productivité, chasse aux coûts, rationalisation : les réorganisations se succèdent et laissent les salariés, jusque-là épargnés par la pression concurrentielle, totalement sonnés. « Il ne peut en être autrement quand il y a une défaillance forte de l’explication positive des transformations », signale Xavier Zunigo, sociologue du travail, directeur du cabinet Aristat. Fatalement, l’organisation du travail, à tort ou à raison, en est bouleversée, tout comme le contenu des métiers.

Les représentants syndicaux de la société d’autoroute Paris-Rhin-Rhône, devenue en 2006 une filiale d’Eiffage, s’en plaignent. « Tout est fait pour réduire la masse salariale. Les postes de contrôle sont regroupés, les péages automatisés, les délais d’intervention sur certains tronçons passent de 20 à 45 minutes, les départs à la retraite ne sont pas remplacés. C’est la sécurité des usagers qui est malmenée », résument Françoise Soyer et Pascal Grappin, délégués syndicaux centraux de Sud, attristés de ne plus reconnaître leur entreprise.

Abandon d’une culture dictée par le sens du service public

« La mise en concurrence réinterroge les individus sur leurs compétences et leur identité professionnelle. Il leur faut être aussi bons que ceux de l’extérieur », explique Sandra Enlart, directrice générale d’Entreprise & Personnel. Dès lors, les parcours professionnels se diversifient. La mobilité fonctionnelle devient une règle imposée, tout comme l’individualisation des salaires. Et il faut aussi composer avec une nouvelle catégorie de collègues, régie par le droit privé, qui va grandissant et dont les acquis sociaux diffèrent, comme, par exemple, à la DCNS. Sans oublier l’abandon d’une culture immuable, dictée par l’intérêt général et le sens du service public, qui se télescope avec celle de la performance et du client. Les postiers n’ont plus le temps de discuter avec les habitués de leur tournée, les agents d’EDF ne peuvent plus conseiller au risque de concurrence déloyale vis-à-vis des autres opérateurs… Quant aux gaziers de GDF, ils se sentent aujourd’hui dépossédés, depuis que les postes clés du nouvel ensemble constitué après la fusion en 2008 avec Suez sont l’un après l’autre confiés à des collaborateur issus de l’entreprise privée. « La mayonnaise commence seulement à prendre, et encore doucement, commente Jacques Mouton, coordinateur CFDT de GDF Suez. Les différentes branches, peu exposées à la cohabitation des personnels contrairement au siège, gardent leur identité historique, même si une nouvelle politique de mobilité, initiée en 2010, tente de mixer les profils. » Il faut dire que, si les ex-Suez ont été intégrés au statut des industries électriques et gazières, ils ont conservé leur rémunération, « plus élevée, précise Éric Buttazzoni, délégué syndical central CGT. Ce qui crée des tensions ».

« Tous ces agents vivent une perte de repères et ont du mal à faire le deuil d’un passé stable, où ils avaient leurs habitudes, souligne Jean-Luc Haas, secrétaire national CFE-CGC. Et l’incompréhension est d’autant plus grande quand ils ne voient aucun bénéfice pour eux ni pour le client. »

Désengagement progressif

Sandra Enlart observe que la mutation des entreprises publiques débute bien souvent par la séparation de l’activité en business units auxquelles on confère une totale autonomie, à l’instar de Fret SNCF. « Conséquence, le corps central perd son unité et, de fait, son homogénéité. Cette reconfiguration génère un sentiment d’insécurité car les personnes ne se sentent plus protégées. » Résultat, les salariés se désengagent progressivement. « Ils sont en prise, tout d’abord, à une insatisfaction et à une morosité importantes, puis ils franchissent un palier et enchaînent les arrêts maladie pour, enfin, être en grande souffrance. Ce qui conduit parfois au suicide », résume Xavier Zunigo.

La réaction des entreprises ? Elle se fait souvent trop attendre. « Il faut qu’un fait grave se produise pour les contraindre à enfin poser un diagnostic », reproche Jean-Luc Haas. Et pourtant, tous les spécialistes s’accordent à dire que la prévention primaire, celle qui consiste à réduire le risque d’apparition d’une affection (démarche adoptée par la Française des jeux), est toujours plus efficace que la prévention tertiaire, dont l’objectif est de diminuer les récidives. « Surtout lorsqu’elle est ciblée, avance Xavier Zunigo, en l’occurrence sur les populations les plus chahutées, souvent au cœur des activités historiques. »

Le choc France Télécom a toutefois eu le “mérite” d’interpeller les différents acteurs d’entreprise sur la question des risques psychosociaux. À GDF Suez, par exemple, un groupe de travail dédié a été mis en place avec des représentants de la direction et des syndicats en 2011, après semble-t-il les résultats préoccupants d’une enquête de climat social. « Depuis trois ans, les demandes d’expertise CHSCT concernant les fonctions supports du siège n’arrêtent pas. Dernièrement, les élus ont déclenché deux procédures pour danger grave et imminent », signale Éric Buttazzoni. Jacques Mouton, pour sa part, ne doute pas de la bonne volonté de Gérard Mestrallet, le Pdg, mais elle n’est pas suivie sur le terrain par le reste de la ligne managériale. Ce reproche est aussi celui de la CFE-CGC de France Télécom-Orange.

Accompagnement du terrain au quotidien

Le management intermédiaire est à la croisée des chemins. « Il doit rassurer les équipes et conduire le changement sans être, lui, valorisé. C’est souvent le maillon faible, les oubliés », avertit Sandra Enlart, qui voit dans l’accompagnement du terrain au quotidien une première réponse à ces mutations, à condition que l’équipe RH ait été formée à ce suivi. Et après que la direction a donné au collectif de travail une vision et un vrai projet pour l’entreprise. Sans, enfin, être obligé de le mener tambour battant. Selon Xavier Zunigo, « le changement est toujours possible si on l’explique, en prenant le temps. »

L’ESSENTIEL

1 Libéralisation oblige, les entreprises nationales se coulent dans le moule du privé. Les salariés s’adaptent ou pas à ce changement de culture et d’organisation.

2 La réponse des entreprises face à la perte de repères de leurs salariés se fait attendre et est rarement préventive.

3 S’il n’y a pas de recette miracle, le respect de quelques fondamentaux pourrait limiter le choc social, notamment en cumulant vision d’entreprise, accompagnement du terrain et temporisation.

Auteur

  • CÉLINE LACOURCELLE