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SANTÉ-SÉCURITÉ LES MULTINATIONALES SOUS PRESSION

Enquête | publié le : 17.04.2012 | CAROLINE FORNIELES

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SANTÉ-SÉCURITÉ LES MULTINATIONALES SOUS PRESSION

Crédit photo CAROLINE FORNIELES

Contraintes d’agir pour améliorer la sécurité des salariés des pays pauvres ou émergents, les entreprises essaient d’accompagner plus directement filiales et sous-traitants dans la mise en place de mesures correctrices. Cela passe par l’appropriation d’outils RH. Certaines vont plus loin en se dotant de couvertures prévoyance et santé.

Une multinationale ne saurait fermer les yeux sur la santé et la sécurité des salariés des pays pauvres ou émergents qui travaillent pour elle. Car rétablir une réputation, cela demande beaucoup d’efforts et de temps. Nike, mis en cause il y a quinze ans, peut en témoigner. En ce début avril, c’est au tour du médiatique Apple d’être dans la tourmente. Le rapport de l’ONG Fair Labor Association (FLA) sur les conditions de travail des ouvriers chinois de son sous-traitant Foxconn ne l’a pas épargné (lire p. 23).

« Apple n’est pas un cas isolé, relève Martine Combemale, qui préside RH sans frontières, une ONG qui accompagne donneurs d’ordre et fournisseurs dans des démarches de RSE. Ces problèmes concernent beaucoup d’autres entreprises. Elles doivent aujourd’hui prendre conscience des risques et agir en amont pour s’épargner une atteinte à leur réputation. »

À l’ère d’Internet, des téléphones portables et des réseaux sociaux, les salariés des quatre coins de la planète peuvent dénoncer plus efficacement les dangers auxquels ils sont exposés. Le public s’informe vite et exige que les entreprises agissent conformément à leurs engagements. Les consommateurs sont prêts à boycotter. La campagne du collectif Éthique sur l’étiquette contre le sablage des jeans, relayée dans les médias, a contraint la plupart des enseignes à renoncer à ce procédé qui comporte des risques mortels pour les salariés (lire p. 22).

Les investisseurs sont aussi de plus en plus avertis. C’est ce que constatent les responsables de Vigeo. Les gérants d’actifs sont attentifs aux alertes de l’agence de notation : « Ils demandent au minimum des explications, voire décident de se désengager », commente Fouad Benseddik, directeur des méthodes et relations institutionnelles.

Des normes stables

Beaucoup d’entreprises ont désormais conscience des risques : elles n’ont d’ailleurs pas levé le pied sur la RSE pendant la crise. « Il y a peut-être eu moins d’argent pour certains projets de développement, mais la RSE a continué sa progression à l’international », remarque Jacques Igalens, professeur à la Toulouse Business School et président d’honneur de l’Institut de l’audit social (IAS). Pour avancer, les responsables RSE peuvent désormais s’appuyer sur des normes stables. « Auparavant, chacun faisait un peu la RSE qui lui plaisait, ajoute-t-il. Aujourd’hui, les normes proposées convergent, qu’elles émanent de l’OIT, de l’OCDE, de l’ONU ou même de l’Europe. Et la norme ISO 26000, validée fin 2010 par 66 pays, réalise une véritable synthèse de tous ces principes. »

La pratique de l’audit social, qui permet d’évaluer les conditions de travail à un moment précis, s’est professionnalisée. Il ne s’agit plus seulement de faire un constat de conformité : les audits sont généralement suivis d’actions correctrices. La FLA, qui a rendu publics ses audits et les actions correctrices des entreprises, a certainement servi d’aiguillon. En France, le groupe de travail Initiative clause sociale (ICS), créé voilà quinze ans par une vingtaine d’enseignes de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), a adopté ce principe : des actions correctrices sont systématiquement proposées au fournisseur, les adhérents de la FCD ne se contentant pas de déréférencer sans préavis. L’ICS organise également la mutualisation des résultats des audits lorsque les fournisseurs sont communs. L’ICS adhère à une plate-forme internationale, le Global Social Compliance Programme, qui met en place des outils communs. « Elle pourrait permettre demain une mutualisation des audits au niveau mondial », précise la responsable Marie-France Touron.

Cibler les pays à risque

François Fatoux, secrétaire général de l’Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises (Orse), met cependant en garde sur l’inutilité de la multiplication des audits : « La qualité d’une démarche de RSE ne se mesure pas au nombre d’audits réalisés. Il faut cibler les pays à risque. Il est important aussi d’interroger sa propre démarche avec les fournisseurs. Le prix et les délais imposés sont-ils raisonnables ? » Et attention, il ne suffit pas de mieux rémunérer pour régler les problèmes. « On a vu des sous-traitants mieux payés se contenter d’augmenter simplement leurs marges, relate Jacques Igalens. Il est absolument nécessaire d’accompagner le fournisseur dans la réalisation du changement. On peut mobiliser les parties prenantes, syndicats ou ONG, ou financer par exemple l’action de consultants sur place. »

Martine Combemale a justement créé RH sans frontières pour pouvoir réaliser cet accompagnement. Après avoir audité la politique du donneur d’ordre, elle se déplace sur les sites où des risques ont été repérés. « Les audits seuls ne servent à rien. Il faut former les donneurs d’ordre pour qu’ils comprennent mieux les risques et fixent des commandes réalistes. Il faut former les fournisseurs pour qu’ils comprennent nos exigences, qui ne vont pas de soi. La main-d’œuvre reste considérée comme un coût et pas comme une ressource dans la plupart de ces pays. »

Adopter les bons outils

Les sous-traitants ou les filiales étrangères ont besoin de se doter d’outils de GRH et de les comprendre : « Ils ne voient pas, par exemple, qu’en multipliant les heures supplémentaires et en payant à la tâche, ils font baisser leur productivité, fatiguant la main-d’œuvre, provoquant des accidents du travail, des malfaçons ou des dépenses de fonctionnement supplémentaires parce que l’usine reste ouverte plus longtemps. »

Martine Combemale, persuadée que ces outils RH peuvent améliorer les conditions de travail sans augmenter drastiquement les coûts, a réalisé un guide pratique en chinois et en prépare un autre pour la Malaisie : « Convaincre de l’intérêt d’une politique de rémunération, de formation ou de gestion des emplois est ardu. Ils ne voient pas l’investissement à long terme derrière les dépenses engagées. »

Le travail forcé reste un sujet délicat, les conditions de travail de ces salariés échappant à tout contrôle. « C’est le cas en Malaisie, mais aussi à Singapour, poursuit-elle. Des agences intermédiaires fournissent de la main-d’œuvre aux sous-traitants. Or, certaines recrutent des immigrés auxquels elles confisquent leurs papiers. La solution passe par l’aide d’interlocuteurs locaux. En Malaisie, par exemple, une ONG informe ces salariés de leurs droits et les aide à porter plainte. » Autre sujet complexe : le travail des enfants. « Il se poursuit dans l’agriculture, pour la culture du cacao en Côte-d’Ivoire, du café au Nicaragua ou des noisettes en Turquie, ajoute Martine Combemale, auteure d’un rapport pour la FLA sur le sujet. Et les labels de commerce équitable n’obtiennent pas de meilleurs résultats que les autres. Nous vérifions dans nos contrôles qu’ils ne sont pas exposés à des risques comme les pesticides. Pour en sortir, il faudra inventer de nouveaux cursus scolaires ou des accompagnements spécifiques. »

Pour renforcer la santé et la sécurité des salariés des filiales, les accords-cadres internationaux conclus avec les syndicats sont de bons outils. Pour Jean-François Trogrlic, directeur de l’OIT pour la France, ils permettent « de renforcer la légitimité des syndicats dans des pays où ils ne sont ni tout à fait libres, ni tout à fait reconnus. La rencontre avec les syndicalistes des pays développés augmente leur détermination et leur savoir-faire. C’est essentiel, car les syndicats sont justement les pivots de l’amélioration de la sécurité et des conditions de travail. » Ces accords-cadres incitent aussi à rechercher plus d’équité entre les salariés des filiales de différents pays.

Une couverture sociale pour tous

Les groupes tentent aussi de réduire les distorsions de protection sociale en dotant d’une couverture sociale tous les salariés de leurs filiales. Ce sont d’abord des assurances privées de prévoyance ou des assurances de santé privées, voire des compléments de retraite. Ces produits sont achetés à des assureurs locaux et couvrent les salariés dans les conditions de leur pays. Ces projets concernent déjà une douzaine d’entreprises, notamment Danone, qui a médiatisé son action (lire Entreprise & Carrières n° 1082), Dassault, Schneider, Air France, Sanofi, EDF et L’Oréal.

Total, qui cumule pourtant certains handicaps en matière de RSE (Birmanie, naufrage de l’Erika, fuite de gaz en mer du Nord), a été pionnier sur cette question. « Total a structuré son cadre de gouvernance des avantages sociaux dès 2006 et, depuis lors, déploie régulièrement cette couverture santé et prévoyance ciblée à la médiane du marché de référence, assure Jean-Rémi Bur, responsable prévoyance et engagements sociaux à la direction rémunérations du groupe. Aujourd’hui, 87 % de nos effectifs mondiaux (sociétés détenues à plus de 50 %) bénéficient d’une couverture en prévoyance lourde, soit 65 000 salariés dans 60 pays. En cas de décès toutes causes, la famille pourra percevoir un minimum de deux ans de salaire. Total offre aussi une retraite complémentaire à cotisations définies aux salariés de certains pays d’Afrique. Cette politique est parfois complexe à mettre en œuvre : il faut trouver des assureurs suffisamment solides dans des pays où les marchés ne sont pas toujours matures. »

Areva espère, d’ici à fin 2012, pouvoir accorder une couverture prévoyance à tous ses salariés étrangers et une couverture santé « là où c’est possible », indique une DRH du groupe. Répondant aux critiques d’ONG, la société a également mis en place des observatoires de santé pour les mineurs du Gabon et du Niger. D’autres prétendent, à l’image de Lafarge, aider les salariés à affronter certaines pathologies chroniques ou mieux les nourrir, comme Danone, qui a baissé le prix de ses produits laitiers au Bangladesh.

Assurer une vie décente

Les donneurs d’ordre s’intéressent aussi désormais plus directement aux salaires versés à leurs sous-traitants. L’idée qu’ils doivent permettre d’assurer une vie décente émerge. Début avril, la direction de Puma s’est par exemple engagée à accompagner des négociations salariales chez ses sous-traitants asiatiques. Une prise de conscience cocommittante avec les décisions des gouvernements thaïlandais, malaisien, philippin et indonésien, qui viennent d’imposer des salaires planchers.

L’ESSENTIEL

1 Les entreprises ont pris conscience de la nécessité d’améliorer la santé et la sécurité des salariés qui travaillent pour elles dans les pays pauvres ou émergents.

2 Elles essaient d’accompagner leurs filiales ou leurs sous-traitants dans la mise en place de mesures correctrices et d’outils de ressources humaines. Les accords internationaux stimulent l’émergence d’un dialogue social dans ces pays.

3 Certains groupes vont plus loin en dotant leurs salariés étrangers de couverture prévoyance et santé ou en les aidant à se soigner.

QUAND LES ENSEIGNES RENONCENT AU SABLAGE DES JEANS

Une campagne contre le sablage des jeans est menée depuis l’automne 2010 par la Clean Clothes Campaign et son représentant français le collectif Éthique sur l’étiquette. « Si, dès 2009, une loi l’interdit en Turquie et indemnise les victimes, le sablage se poursuit en Chine, au Pakistan ou en Égypte, et intensivement au Bangladesh, explique Nayla Ajaltouni, membre du collectif. Cette technique, qui est la moins coûteuse pour donner un aspect usé aux jeans, expose fortement les travailleurs à la poussière de silice. Ils développent très rapidement, en moins de six mois, une silicose, une maladie pulmonaire incurable et mortelle.

Fortement relayée par les médias, la campagne, qui s’est concentrée sur la situation dramatique du Bangladesh, a néanmoins obligé les enseignes à abandonner le sablage. En mars dernier, 25 entreprises avaient annoncé publiquement en France l’interdiction du sablage (dont Carrefour, Auchan, Casino, Promod et Pimkie) et 22 l’ont intégrée dans leurs audits sociaux. Certaines enseignes comme Leclerc refusent néanmoins encore de se déclarer publiquement pour l’interdiction. « De même, Leclerc ne nous indique pas comment précisément ils ont organisé cette interdiction », ajoute Nayla Ajaltouni. Quant à Dolce & Gabbana, l’entreprise n’a même pas daigné répondre au collectif.

Un rapport présenté le 4 avril par le collectif Éthique sur l’étiquette dénonce de nouvelles entorses : les marques H & M, Diesel et Zara, qui ont affirmé ne plus recourir au sablage, auraient continué à l’utiliser pour des jeans destinés à l’exportation. Le collectif appelle de nouveau à l’abandon total de cette technique. « Aucune de ces enseignes n’a proposé d’indemniser les salariés, explique Nayla Ajaltouni. Aucune ne sera d’ailleurs identifiable puisque les jeans sont généralement livrés sans étiquette et passent par une cascade de sous-traitants. » Plutôt que des audits de conformité, la militante prône « une réflexion transversale sur la nature des produits fabriqués et la manière dont on les fabrique. Elle doit impliquer tous les salariés et même le design ou le marketing. Car c’est bien l’aspect usé qui est en cause. Est-il vraiment une nécessité marketing ? », conclut-elle.

DE NOUVEAUX ENGAGEMENTS SOCIAUX POUR FOXCONN, LE SOUS-TRAITANT D’APPLE

Apple a adhéré en janvier à la Fair Labor Association (FLA). La marque à la pomme espérait ainsi faire taire les critiques sur les conditions de travail des ouvriers chinois de son sous-traitant Foxconn. Ce spécialiste de l’électronique, qui travaille aussi pour HP, Dell, Nokia ou Sony, s’était fait connaître en 2010 par les suicides d’une douzaine de salariés. Cette année, deux autres ont trouvé la mort dans une explosion sur le site de Chengdu. La FLA a organisé rapidement un audit social. Rendu public fin mars, conformément au principe d’action de l’association, le rapport* est sévère sur la situation des 35 000 salariés des trois usines de Guanlan, Longhua et Chengdu : travail 7 jours sur 7 et plus de 60 heures par semaine pendant les périodes de pics de production, heures supplémentaires mal indemnisées, sous-déclaration des accidents du travail, issues de secours bloquées, absence d’équipement de protection pour les salariés. En accord avec Apple, Foxconn s’engage dans ce rapport à procéder à des actions correctrices. Il devra respecter d’ici à juillet 2013 la durée légale de travail chinoise (40 heures par semaine maximum), compenser les pertes de salaire et recruter pour faire face au surcroît de travail. Le sous-traitant, qui a déjà remédié aux problèmes d’issues de secours et d’équipement de sécurité, s’engage à déclarer tous les accidents du travail (y compris ceux qui ne bloquent pas la chaîne de production). Les heures supplémentaires et les rendez-vous de travail seront indemnisés en totalité. Les membres de CHSCT seront désormais élus et non plus désignés par la direction. Une assurance santé privée sera accordée aux salariés qui n’y ont pas droit parce qu’ils proviennent d’une autre province. La FLA précise que d’autres audits seront conduits pour vérifier la mise en place de ces mesures. Apple aura donc encore du travail pour convaincre de sa bonne foi.

* <www.fairlabor.org/sites/default/files/documents/reports/foxconn_investigation_report_0.pdf>

Auteur

  • CAROLINE FORNIELES