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« La défiance représente un coût économique et social »

Enjeux | publié le : 10.04.2012 | VIOLETTE QUEUNIET

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« La défiance représente un coût économique et social »

Crédit photo VIOLETTE QUEUNIET

Les Français manifestent une très faible confiance en leurs entreprises et leurs institutions. Cette défiance se crée dès l’école. Restaurer le goût de coopérer et de vivre ensemble est indispensable pour prévenir le déclin économique du pays.

E & C : Dans votre dernier ouvrage*, vous constatez que la défiance est au cœur du pessimisme français et détruit le lien social. D’où vient cette défiance ?

Yann Algan : Les salariés français sont ceux qui se plaignent le plus de conflictualité dans leurs relations professionnelles et d’absence de reconnaissance, non seulement par leurs managers mais aussi par leurs pairs. Et on retrouve cette défiance dans les relations directes entre les citoyens et leurs institutions, avec un sentiment de hiérarchie, de distance par rapport aux institutions publiques beaucoup plus élevé dans notre pays que dans les autres. Or, cette défiance se crée dès le plus jeune âge, dans la première institution que fréquentent les enfants : l’école. Les élèves français se distinguent nettement des autres élèves de l’OCDE quand on les interroge à propos de leur ressenti sur l’école : plus de 50 % ne s’y sentent pas chez eux et ils sont nombreux à évoquer des relations conflictuelles avec leurs enseignants.

Nous avons mené des enquêtes auprès de 300 écoles dans les pays de l’OCDE sur la propension à utiliser des méthodes d’enseignement vertical – les élèves passent l’essentiel de leur temps à prendre un cours en silence – ou d’enseignement horizontal – travail en groupe sur des projets collectifs. Le résultat est stupéfiant : deux tiers des élèves français disent n’avoir jamais travaillé en groupe dans leur scolarité, et un sur deux consacrer la totalité du cours à prendre des notes en silence. Ce type d’enseignement vertical empêche le développement de la coopération entre élèves mais aussi celle des élèves vis-à-vis de l’école et, plus généralement, envers d’autres institutions.

E & C : Ce mode de fonctionnement se retrouve-t-il ensuite dans le monde du travail ?

Y. A. : On retrouve en effet ce même mode de fonctionnement dans le monde de l’entreprise. Les entreprises françaises sont parmi les plus hiérarchiques des pays de l’OCDE. Une enquête auprès de 4000 d’entre elles a mesuré, par exemple, le degré de délégation dans les prises de décision. Là aussi, les résultats sont impressionnants : les managers français sont ceux qui déclarent spontanément avoir le moins d’autonomie dans leur prise de décision. Seul le Japon fait moins bien. Même chose quand on interroge les salariés sur leur degré d’autonomie. Et quand on les questionne sur leur représentation du monde du travail ou de leur organisation, les Français ont systématiquement une vision monarchique de l’entreprise.

E & C : Vous affirmez qu’il y a un coût économique de la défiance. Quel est-il ?

Y. A : Une société industrielle qui produit des biens standardisés peut s’accommoder de relations très hiérarchiques et d’une culture du contrôle : c’est le modèle des Trente Glorieuses. Dans une société de services, et plus encore dans une société de l’innovation, la défiance devient un frein au développement. La seule façon d’être en pointe dans ce type d’économie, c’est d’avoir des organisations horizontales, de laisser de l’autonomie aux gens, de leur permettre de prendre des responsabilités et de pouvoir s’adapter en continu aux changements de l’environnement. Les pays où le secteur des services ou de l’innovation sont le plus développés sont ceux où la confiance est la plus importante en général : pays nordiques, pays anglo-saxons, Allemagne. On trouve dans leurs entreprises les méthodes de management les plus originales et les plus décentralisées. Les pays méditerranéens sont à la traîne, la France étant l’un des plus hiérarchiques (seule la Grèce l’est encore plus).

E & C : Est-ce dû à des traits culturels particuliers à la France ?

Y. A : L’Histoire a son importance : la centralisation remonte au moins à Louis XIV, qui s’est ainsi protégé contre une noblesse très puissante – ce qui n’était pas le cas en Angleterre. Les corps intermédiaires ont toujours été du côté de la monarchie, alors qu’ils étaient du côté du peuple et de la réforme en Angleterre. Or, ce sont eux qui sont la sève de la démocratie. Mais la défiance n’est ni dans les gènes ni culturelle au sens où le culturel serait quelque chose d’invariant et de figé. La France a connu aussi un développement de la démocratie sociale et politique sous la IIIe République. Par ailleurs, quand on met en place des politiques publiques qui déve-loppent des compor-tements de coopération prosociaux, elles produisent des effets, même en France.

E & C : Comment restaurer la confiance vis-à-vis de l’entreprise et des institutions ?

Y. A : Parmi les leviers à actionner à court terme, il y a la réforme des relations sociales. Les pays qui s’en sortent le mieux en termes de coopération dans leurs relations de travail sont ceux qui ont réussi à développer un dialogue social et des syndicats de services. Les syndicats jouent un rôle essentiel pour que s’exprime la voix des salariés, mais aussi pour développer la coopération entre les salariés et le chef d’entreprise : se mettre autour d’une table permet de comprendre les contraintes des uns et des autres. Lorsqu’on demande aux Français s’ils sont prêts à travailler plus pour aider leur entreprise en difficulté, seuls 25 % répondent par l’affirmative. C’est le plus bas niveau de l’ensemble des pays de l’OCDE.

Le dialogue social est faible parce que les syndicats, en dépit de la réforme de 2008, sont peu représentatifs.

Leur représentativité dépend de leur score aux élections, pas de leurs adhérents (8 % de syndiqués en France). Mais tant que les accords signés par les syndicats s’étendront à l’ensemble des salariés couverts par la convention collective, il n’y aura pas d’incitation à se syndiquer, donc à exprimer sa voix.

Dernier point : les Français ne pourront pas avoir confiance dans leurs syndicats – de salariés comme patronaux – s’ils ne sont pas irréprochables dans leur gestion. Or ils ne sont pas tenus de publier leurs comptes, à la différence des autres syndicats européens. Cette absence de transparence mine aussi la confiance des Français vis-à-vis de leurs représentants politiques. Le premier levier d’action est de se doter d’une loi drastique sur les conflits d’intérêt. La seule façon de légitimer le pouvoir et d’avoir confiance en lui est qu’il soit transparent et au-dessus de tout soupçon.

* La Fabrique de la défiance, Albin Michel, 2012.

SON PARCOURS

• Yann Algan est professeur d’économie à Sciences Po Paris. Il a reçu en 2009 le prix du meilleur jeune économiste de France, décerné par le journal Le Monde et le Cercle des économistes.

• Spécialiste d’économie politique et d’économie culturelle, il a publié en 2007, en collaboration avec Pierre Cahuc, La Société de défiance (Éd. Rue d’Ulm), prix du Livre d’économie 2008.

• Il est coauteur, avec Pierre Cahuc et André Zylberberg, de La Fabrique de la défiance (Albin Michel, 2012). Il a dirigé l’ouvrage Les Modèles d’intégration en Europe, à paraître prochainement (Éd. Oxford University Press).

SES LECTURES

• L’Hypothèse du bonheur, Jonathan Haidt, éd. Mardaga, 2010.

• De l’Inégalité parmi les sociétés, Jared Diamond, Gallimard (Folio essais), 2007.

• L’Inégalité nuit gravement à la santé, Richard Wilkinson, éd. Cassini, 2002.

Auteur

  • VIOLETTE QUEUNIET

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