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« La précarité de l’emploi place le travail au cœur de l’existence du salarié »

Enjeux | publié le : 03.04.2012 | PAULINE RABILLOUX

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« La précarité de l’emploi place le travail au cœur de l’existence du salarié »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Plus le travail est précaire, plus il devient un enjeu majeur dans la vie des salariés occupés sans cesse à démontrer qu’ils peuvent et veulent travailler. Il correspond surtout à un changement dans la conception de l’emploi, plus individualisé et donc plus aléatoire.

E & C : La précarité, selon vous, s’apparente à un travail sans limites. Pouvez-vous expliquer ce paradoxe ?

Patrick Cingolani : L’emploi précaire se caractérise principalement par une double discontinuité : des temps travaillés, d’une part, des revenus et des protections associés, de l’autre. Il se présente comme une variable d’ajustement dans les politiques d’entreprise. Cependant, le travail précaire – CDD, intérim, temps partiel –, subi par un nombre de plus en plus important de personnes, peut aussi être une forme d’emploi correspondant aux aspirations de certains travailleurs, par exemple de l’information et de la culture. Il est alors le gage à la fois de leur indépendance vis-à-vis du patron et de leur créativité, sur le modèle des travailleurs sublimes d’antan. Deux formes de précarité bien différentes à première vue, mais qui, cependant, présentent des points communs.

Du côté des travailleurs pauvres, qui subissent la précarité du fait de leur jeunesse, de leur absence de qualification ou d’une qualification peu valorisée sur le marché du travail, il est incontestable que cette précarité renforce la subordination constitutive du contrat de travail. Ce travailleur doit sans cesse démontrer sa motivation, sa disponibilité, son employabilité auprès de ses employeurs. De l’autre côté, au contraire, semble se situer une élite intellectuelle aux compétences certaines. C’est le cas des intermittents du spectacle, par exemple, des pigistes de la presse ou autres indépendants, soucieux d’accumuler compétences et expériences.

Mais que ces catégories se recoupent ou pas, comme c’est le cas pour les jeunes de certaines professions intellectuelles entrant sur le marché du travail, dans les deux cas, la distance par rapport à l’emploi place paradoxalement le travail au cœur de l’existence du salarié. Moins le salarié travaille, plus il doit redoubler d’efforts pour se faire accepter, plus il est préoccupé par le travail qu’il attend et espère. C’est la distinction entre le travail et le hors-travail qui devient poreuse, protégeant de moins en moins l’espace d’une vie privée.

E & C : En quoi cela correspond-il aux attentes des entreprises ?

P. C. : Il est indéniable que le travail précaire satisfait parfaitement aux attentes de l’entreprise en termes de flexibilité et de rentabilité. Il s’inscrit dans une politique de flux tendu et de minimisation des coûts. On ne paie que le temps travaillé et pas les à-côtés : les temps morts, les temps de formation, etc. La précarité permet de mieux assurer l’assujettissement du salarié à l’emploi. L’intérim ou les CDD servent de période d’essai, permettant de vérifier la conformité du salarié avec le poste.

Dans certains secteurs, comme celui de la grande distribution, on préfère souvent embaucher plusieurs personnes à temps partiel quand il serait tout à fait possible de créer des postes à temps plein, pour la seule raison que les salarié(e)s à temps partiel sont plus dépendant(e)s de l’entreprise pour obtenir des heures complémentaires. En même temps, cela permet de limiter au plus juste la rétribution : l’enjeu étant d’avoir du travail, faisant passer au second plan les exigences de rémunération et de conditions de travail.

E & C : Cette tendance à l’individualisation et à la flexibilité se résume-t-elle à une instrumentalisation du travailleur ?

P. C. : En réalité, elle s’inscrit dans un mouvement social de fond vers la responsabilisation et l’autonomie. Ce n’est pas simplement parce que le taylorisme ne correspondait plus aux nouvelles exigences productives qu’il a été – au moins en partie – remplacé par un mode de production moins fondé sur la parcellisation des tâches et la discipline rigoureuse. C’est aussi parce que les salariés, à partir des années soixante-dix, semblaient en attente d’une nouvelle manière de travailler. Si le discours sur les nouvelles formes d’organisation du travail a pu être si facilement relayé dans l’entreprise non seulement par les cadres mais aussi par les autres salariés à tous les niveaux de la hiérarchie, c’est précisément parce qu’il était porteur de promesses en termes d’enrichissement des tâches, de reconnaissance individuelle et de rémunération.

Les entreprises, confrontées à un turnover important, du temps où les ouvriers protestaient contre le travail à la chaîne et les cadences imposées, se sont adaptées. Elles ont su faire coïncider les nouvelles exigences de diversification de la demande, de compétitivité accrue et des nouveaux emplois dans le secteur des services avec la manière dont les hommes, à partir des années quatre-vingt, acceptaient d’être gouvernés dans un environnement social valorisant la réalisation subjective des individus, au travail comme dans la vie privée. C’est le cadre de l’emploi au sens de l’encadrement de l’emploi qui a bougé : collectif et quasi militaire auparavant, individualisé au cas par cas aujourd’hui en fonction des compétences de l’individu pris dans une logique de concurrence sans fin avec les autres.

E & C : La précarité pourtant, parce qu’elle fragilise, montre qu’il s’agit d’un recul social pour les travailleurs.

P. C. : À s’en tenir aux exemples que nous venons de citer, les pratiques du temps partiel sont bien plus des “pratiques dominées” que l’expression d’un libre arbitre. L’autonomie du travailleur et sa responsabilisation, liées à la fois à l’emploi et à son employabilité, semblent en effet montrer que les contraintes n’ont jamais été aussi fortes pour les salariés, précaires ou non. Jamais elles n’ont autant engagé le salarié d’un point de vue subjectif, puisqu’il y joue non seulement sa rémunération mais également son identité et son équilibre personnel et familial. Le travail est devenu sans limites, non parce que le temps de travail aurait augmenté – on sait que c’est même le contraire en France –, mais parce qu’il est de plus en plus difficile de tracer une limite entre le temps professionnel et la vie privée. Les précaires représentent la figure extrême de cette évolution, dans la mesure où la discontinuité des temps travaillés ou des revenus n’en finit pas de polluer la vie privée, qui n’existe plus que dans le sillage d’un temps de travail insuffisant ou simplement d’un espoir de travail.

Tout l’enjeu du dialogue social devrait être de remettre en cause cette centralité “voulue-subie” du travail pour promouvoir un droit de l’activité, salariée ou non, qui offrirait à l’individu une protection contre les aléas économiques et identitaires de l’emploi.

SON PARCOURS

• Patrick Cingolani est professeur de sociologie à l’université Paris Ouest-Nanterre et responsable de la spécialité action publique-action sociale.

• Il a collaboré à la revue Les Révoltes logiques puis plus particulièrement à la revue Tumultes au cours des années quatre-vingt.

• Il est l’auteur, entre autres, d’un Que sais-je ? sur La Précarité (PUF, 2011) et a coordonné un ouvrage intitulé Un Travail sans limites (éditions Érès, février 2012). Il vient de publier Le Temps fractionné (Armand Colin).

SES LECTURES

• Les Agences de la précarité. Journaliers à Chicago, S. Chauvin, Seuil, 2010.

• Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, N. Jounin, La Découverte, Paris, 2009.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX