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« L’entreprise doit réduire la distance entre ce qu’elle dit d’elle-même et ce qu’elle fait »

Enjeux | publié le : 20.03.2012 | PAULINE RABILLOUX

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« L’entreprise doit réduire la distance entre ce qu’elle dit d’elle-même et ce qu’elle fait »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

L’entreprise doit communiquer tous azimuts : pour les marchés, les médias, les salariés actuels ou futurs… Or, un fossé se creuse souvent entre ce qu’elle dit d’elle-même et la réalité de ses pratiques. Cette “hypocrisie structurelle”, loin d’être seulement péjorative, peut parfois la conduire à avancer afin de mettre en conformité ses paroles et ses actes.

E & C : Souvent placées dans un environnement complexe, voire contradictoire, les entreprises en viennent parfois à se trouver en situation d’hypocrisie organisationnelle. Qu’entendez-vous par ce terme ?

Hervé Dumez : J’emprunte cette expression à Nils Brunsson, spécialiste suédois de la recherche organisationnelle. Il désigne sous le terme d’hypocrisie organisationnelle l’écart inévitable entre les pratiques des entreprises et leurs discours. Sommées, dans un contexte d’économie mondialisée, d’être toujours plus performantes tout en satisfaisant à des exigences en matière financière, sociale, éthique et environnementale, celles-ci n’ont souvent ni le temps ni la possibilité réelle de mettre tous ces aspects en harmonie. On voit à la confluence de ces exigences multiples apparaître de plus en plus souvent des incohérences, comme si l’entreprise, ou plutôt ces différents aspects, tiraient à hue et à dia. Ce qui peut donner parfois, vu de l’extérieur, l’impression de duplicité. Brunsson insiste cependant sur l’aspect essentiellement structurel du phénomène, sans y chercher une volonté délibérée de tromper. Comme s’il n’y avait pas d’autre manière, pour être performant, que d’avancer, quitte à tenter d’accorder dans un second temps les paroles et les actes.

E & C : Comment cette hypocrisie organisationnelle se manifeste-t-elle ?

H. D. : Située dans le hiatus séparant le “faire” du “dire”, l’hypocrisie organisationnelle peut prendre l’aspect d’une distance diachronique – chronologique – ou synchronique – entre les deux dans le même temps, mais relative aux différents types de discours tenus. D’un point de vue chronologique, le discours officiel de l’entreprise peut se situer en avance sur ce qui s’y fait concrètement. C’est assez typiquement le cas de la RSE, qui propose à destination de la société civile des discours vertueux ne correspondant pas toujours aux pratiques. Une entreprise peut ainsi, comme cela a été par exemple le cas pour Starbucks ou Nike, tenir un discours éthiquement correct et être rattrapée par le scandale des conditions de travail des employés de la sous-traitance dans les pays en développement (Nike) ou sur le plan du commerce équitable (Starbucks). À charge pour les dirigeants de faire coïncider au plus vite les discours et les actes. A contrario, il arrive aussi que le discours ne soit plus en avance mais en retard sur des pratiques plus novatrices, révélant une certaine méconnaissance de la part des dirigeants des réalités de terrain. Les pratiques ont évolué mais le discours reste inchangé. L’hypocrisie tient ici de l’aveuglement plus que de la tromperie. Il s’agit d’un désajustement plutôt que d’une stratégie manipulatoire, bien que ce dernier cas puisse aussi exister, bien entendu. On se situe alors dans une pure stratégie marketing de façade, quels que soient les interlocuteurs qu’il s’agit d’abuser : clients, partenaires, candidats potentiels, médias, etc. Aucune volonté n’existe alors de mettre en cohérence les discours et les pratiques. Dans les faits, ce désajustement chronologique, réductible ou non, se double de celui purement technique, en quelque sorte. L’entreprise n’est pas une, mais multiple, représentée par différents acteurs s’adressant de manière privilégiée à tel ou tel partenaire. Il est évident que le discours tenu aux financiers n’est pas le même que celui tenu aux employés, aux médias, etc. Même sans volonté stratégique de tromper. Ce désajustement peut facilement frôler l’incohérence.

E & C : Vous sous-entendez que cette hypocrisie tend à augmenter. Pourquoi ?

H. D. : Plusieurs paramètres sont ici à prendre en compte. Le développement du capitalisme financier fait obligation aux entreprises de communiquer sur leurs résultats et sur leurs pratiques internes. Si elles parlent, c’est d’abord parce qu’elles y sont contraintes par la loi et différents types de régulations spécialisées. Les rapports d’activité comme les bilans sociaux ne se contentent pas de présenter des chiffres. Ils s’accompagnent d’un discours narratif et explicatif qui doit présenter les points importants des évolutions passées, présentes, et les perspectives. Les entreprises cotées en Bourse sont légalement tenues de divulguer toute information qui peut avoir un impact sur leur cours. Au-delà de ces obligations légales, elles sont également contraintes de s’expliquer auprès des analystes financiers, des journalistes, des entrepreneurs moraux tels les associations, les organisations non gouvernementales ou les États. Enfin, par conviction ou pour soigner leur image de marque, ou les deux, certaines devancent les exigences des différents partenaires susceptibles de les questionner en s’engageant, souvent à grand renfort de communication, dans des politiques de responsabilité sociale qui les contraignent fortement à l’exemplarité. Si le bénéfice positif en terme d’image peut être important, a contrario, plus une entreprise s’engage en se déclarant socialement responsable, plus elle peut, le cas échéant, prêter le flanc aux critiques. Le discours est un levier, mais il est également une menace, au moins potentielle.

E & C : Cette attitude pourrait-elle se révéler, paradoxalement, un facteur de moralisation des entreprises ?

H. D. : La transparence n’est évidemment jamais totale et elle ne peut sans doute pas l’être. Incontestablement pourtant, la parole engage celui qui la tient, dans la mesure où elle s’inscrit dans un espace public, dans un dialogue délicat et complexe, mais également constructeur avec les différents acteurs extérieurs à l’entreprise. Incohérente, en quelque sorte, malgré elle, l’entreprise dès lors qu’elle communique volontairement ou parce qu’elle est obligée de le faire, se voit contrainte, bon gré mal gré, de sans cesse travailler à réduire la distance entre ce qu’elle dit d’elle-même et ce qu’elle est dans la réalité. Il y va de sa réputation et chacun sait aujourd’hui son importance médiatique, qu’il s’agisse de convaincre les acteurs financiers, sociaux ou les consommateurs. Parler, c’est forcément tromper d’une manière ou d’une autre puisque c’est souvent supposer plus de cohérence qu’il n’en existe vraiment. Mais parler, c’est aussi se condamner à inlassablement réduire la distance entre le dire et le faire. Un idéal qui tire en avant. De ce point de vue, il existe, selon l’expression de Jon Elster, philosophe et sociologue norvégien, « une force civilisatrice de l’hypocrisie ».

SON PARCOURS

• Hervé Dumez est directeur de recherche au CNRS, directeur du Centre de recherche en gestion de l’école polytechnique. Il a été visiting professor au MIT (2001).

• Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles, dont un sur “l’hypocrisie organisationnelle” dans Les Organisations-État des savoirs (éditions Sciences humaines, sous la direction de Jean-Michel Saussois, janvier 2012).

SES LECTURES

• The Organization of Hypocrisy. Talk, Decisions and Actions in Organizations, Nils Brunsson, Copenhagen Business School Press, 2003.

• Deliberative Democracy, Jon Elster, Cambridge University Press, 1998.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX