Après des décennies de management rationnel, le fonctionnement intuitif fait son chemin dans les entreprises. Il faut dire que tout s’y prête. La complexité et l’incertitude dans lesquelles nous baignons ont mis à mal les modèles de prise de décision. On ressent fortement les limites des approches uniquement techniques et gestionnaires. En parallèle, la société civile évolue elle aussi. Les personnes n’acceptent plus de se tronçonner chaque jour : « Le rationnel au travail, les sentiments et l’intuition à la maison. » Elles veulent se sentir “entières” et agir dans leur quotidien professionnel avec la totalité d’elles-mêmes.

Les grands cabinets spécialisés dans la vente d’analyses et de recommandations hautement “cerveau gauche” cherchent leur second souffle. S’ils maîtrisent le rationnel, ils ne savent pas redonner de la vitalité et de l’énergie à une organisation. Or justement, c’est ce que cherchent les dirigeants : non pas la “énième réorganisation” qui rendra l’entreprise exsangue, mais de l’innovation, de la collaboration, des idées, de la détermination collective. Inventer un futur différent demande de faire appel à l’imagination, la motivation de tous, l’intuition. Les nouvelles générations de dirigeants y sont particulièrement sensibles : l’avenir se construit par les idées, la passion et l’intelligence collective.

L’intuition gagne donc du terrain. On voit fleurir des méthodes inédites dans des réunions d’entreprise autrefois bien tristes : cocréation, partage de pratiques, codéveloppement, prise de décision avec contribution des clients, visions stratégiques participatives coconstruites avec les collaborateurs, grands forums internes destinés à trouver des idées ou bâtir des solutions. De plus en plus de managers animent leurs équipes en faisant appel au ressenti, aux sentiments, aux perceptions. Ils essaient de prendre des décisions “sensées” en tenant compte d’une variété de facteurs. Le résultat du compte d’exploitation n’est plus l’unique repère. Tout se passe comme si la vie tentait de reprendre le dessus sur l’omniprésence de la gestion.

Le quotidien n’est pas rose pour autant, attention aux “retours en arrière”. Comme dans tout grand changement, le mouvement peut faire peur. Dans certaines entreprises, on constate le regain de pouvoir des experts, cherchant à reprendre le contrôle des décisions par leurs analyses élaborées. D’autres se rassurent avec un retour aux anciens modèles : centralisation, pouvoir du chef, contrôle des résultats, sanction des erreurs. Les vieux démons reviennent. Mais la transformation est en marche.

La métamorphose de notre société est trop cruciale pour que chacun de nous assiste en spectateur au combat des méthodes. Chacun a son rôle à jouer. Les capacités du cerveau progressent, les prises de conscience des personnes s’accélèrent, on voit bien que les solutions du futur appellent des façons de penser nouvelles. Comme l’animal a de l’instinct, l’être humain a de l’intuition. Les animaux trop domestiqués perdent leur instinct, ne savent plus s’orienter ni chasser dans la nature et n’ont plus d’intelligence de l’espèce. Les citadins du monde que nous sommes sont dans la même situation, emprisonnés dans nos schémas mentaux. Il est donc grand temps de récupérer la totalité de nous-mêmes : écouter nos perceptions, exercer nos capacités de sentir les situations, prendre confiance dans notre aptitude à sentir les “décisions justes”, afin de nouer un dialogue essentiel entre notre sensibilité, nos valeurs et notre dimension rationnelle.