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« Interdire les communications privées au travail ne serait pas productif »

Enjeux | publié le : 28.02.2012 | VIOLETTE QUEUNIET

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« Interdire les communications privées au travail ne serait pas productif »

Crédit photo VIOLETTE QUEUNIET

Grâce au téléphone mobile et à Internet, les salariés peuvent communiquer en permanence avec leurs proches. Cette irruption du privé dans la sphère professionnelle, loin de nuire à la productivité, contribue au bien-être au travail.

E & C : La technologie mobile permet à tous les salariés de communiquer avec leurs proches depuis leur lieu de travail. Vous considérez dans votre livre* qu’il s’agit d’une véritable révolution, surtout pour les non-cadres. Pourquoi ?

Stefana Broadbent : Ces nouvelles formes de communication suppriment la frontière entre les sphères professionnelle et privée. Cette séparation remonte à la révolution industrielle, car, auparavant, lieu de production et lieu de vie étaient liés. Elle s’est ancrée dans une conception de la productivité : pour être productif, il faut être isolé de la sphère privée.

Ces instruments de communication ont aussi bouleversé les frontières hiérarchiques. Jusqu’à ces dernières années, seuls les cadres avaient accès à un téléphone. Plus on montait dans la hiérarchie, plus l’accès au téléphone était ouvert : accès autonome, accès à une ligne internationale… Par contre, plus le salarié était en bas de l’échelle hiérarchique, plus il était contrôlé et moins il avait accès à des communications externes personnelles. Avec l’arrivée du téléphone mobile, tout à coup, chacun a son propre moyen de communication et peut le gérer comme il le souhaite. Les gens ont très rapidement saisi cette possibilité.

E & C : Quelles en sont les conséquences ? Cela nuit-il à la productivité ?

S. B. : C’est moins la quantité de temps passé à échanger que l’irruption du privé dans la sphère professionnelle, jusqu’alors protégée, qui est perçue comme extrêmement perturbatrice. Entendre un collègue parler avec ses enfants ou avec sa femme, c’est un peu comme le voir en pyjama ! On est donc davantage dans le ressort symbolique. Car, objectivement, le temps perdu dans les échanges sur téléphone mobile avec ses proches est infime. Nous disposons depuis très longtemps de données fiables communiquées par les opérateurs : un échange moyen est d’une durée de l’ordre de 2 minutes, soit 15 à 20 minutes de communication par jour. C’est justement parce que les salariés échangent avec les personnes qui font partie de leur sphère la plus intime que l’échange est si bref. Ils ne perdent pas de temps à construire un contexte comme cela se produit avec les personnes que l’on connaît moins bien.

C’est vraiment la nature de l’échange et non la quantité qu’il faut examiner. Souvent, on confond les deux parce qu’on imagine que les gens parlent avec des centaines de personnes ou échangent sur Facebook avec des milliers d’amis. Ce n’est pas le cas. En réalité, ils échangent de manière régulière avec le mobile et à l’oral avec seulement 5 personnes, et avec 10 par SMS.

E & C : Que mettent en œuvre les entreprises pour contrôler ces communications privées ?

S. B. : Il faut distinguer deux choses : l’usage de l’ordinateur ou du téléphone de l’entreprise à des fins privées ; l’usage du téléphone mobile personnel pendant le temps de travail. Le premier cas est couvert par la législation française. Tout matériel mis à la disposition des employés l’est pour un usage uniquement professionnel. Dans les faits, il existe une certaine tolérance. En revanche, il n’y a pas de législation sur l’usage du téléphone personnel sur le lieu de travail.

Les communications personnelles sont gérées différemment selon les canaux. Les blocages d’accès à certains sites, notamment à Facebook, sont du ressort des départements informatique. Par contre, les règles concernant l’usage du mobile sont du ressort des RH, car cela tient davantage au comportement. On constate de grandes différences en fonction des secteurs et des types d’emplois. Plus l’activité est orientée projet et donne une grande autonomie de gestion des moyens et du temps, moins il y a de contrôle sur les communications privées. C’est dans les activités moins créatives, exercées plutôt par des non-cadres et où existe un contrôle du temps de travail, que les communications privées sont le plus réglementées : limitation de l’usage du mobile, pas d’accès aux communications extérieures.

E & C : Que conseilleriez-vous aux DRH en matière de réglementation de l’usage des communications privées dans l’entreprise ?

S. B. : Ces échanges revêtent pour les individus une importance fondamentale sur le plan émotionnel. Il est donc impossible et illusoire de vouloir les éliminer. Les salariés qui veulent savoir si leurs enfants sont bien rentrés ou qui se remontent le moral par un bref échange avec leur compagnon trouveront toujours un endroit – se cacher aux toilettes, sortir – pour appeler depuis leur mobile. L’établissement de règles ne va donc pas éliminer le problème. Je préconise de jouer la confiance. Quand elle fonde une organisation du travail, l’usage du mobile durant le temps de travail n’est même pas une question. Lorsqu’il y a des abus, il est préférable de résoudre le problème de manière spécifique plutôt que d’établir des règles pour tous. D’autant plus que la technologie progresse vite et que la réglementation sera toujours en retard. Qu’on le déplore ou non, ces quinze dernières années, les individus ont surinvesti l’espace familial, considéré comme celui d’une solidarité durable, au détriment de l’espace professionnel et collectif. Leur permettre de dresser un continuum entre travail et vie privée est donc important pour eux et contribue à leur bien-être au travail.

E & C : Vous évoquez l’empiétement de la sphère privée sur le professionnel, alors qu’on a plutôt entendu le discours inverse, notamment à propos des cadres, pour qui les nouveaux moyens de communication constituent un fil à la patte. Qu’en pensez-vous ?

S. B. : Ce n’est pas parce qu’on en parle beaucoup que le phénomène est général. Je pense – et cela a été confirmé par une grosse étude quantitative australienne sur le sujet – qu’il y a beaucoup plus de personnes qui s’arrêtent à la fin de la journée que de personnes qui continuent à travailler le soir chez elles. Cela touche un tout petit groupe professionnel. Si cela est perçu comme très perturbateur, c’est sans doute pour les mêmes raisons que l’irruption du privé dans la sphère professionnelle : recevoir un e-mail chez soi perturbe notre vision de la séparation entre les espaces privé et professionnel.

* L’Intimité au travail (Fyp éditions).

SON PARCOURS

• Stefana Broadbent enseigne l’anthropologie numérique au University College de Londres. Après des études de psychologie, elle a obtenu son doctorat (PhD) en sciences cognitives à l’université d’Édimbourg. Elle étudie l’évolution des usages des nouvelles technologies au travail et dans la vie privée.

• Elle a dirigé l’Observatoire des usages chez l’opérateur Swisscom et assuré la direction de la recherche au sein de l’agence Internet Icon Medialab.

• Elle est l’auteure de L’Intimité au travail (Fyp éditions, 2011), qui a remporté le prix AFCI (Association française de communication interne) en novembre 2011.

SES LECTURES

• Origins of Human Communication, Michael Tomasello, Cambridge MIT Press, 2008.

• Les Tyrannies de l’intimité, Richard Sennett, Seuil, 1979.

• La Distinction, Pierre Bourdieu, Éditions de Minuit, 1979.

Auteur

  • VIOLETTE QUEUNIET