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« Les outils informatiques renforcent les contraintes par les procédures »

Enjeux | publié le : 14.02.2012 | PAULINE RABILLOUX

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« Les outils informatiques renforcent les contraintes par les procédures »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

L’informatique tend à renforcer les contraintes du travail sans que cela soit toujours perçu comme une intensification du contrôle hiérarchique. Les choix informatiques sont cependant des enjeux importants de la négociation sociale dans l’entreprise.

E & C : Les nouvelles technologies sont omniprésentes dans la sphère professionnelle. Que cela signifie-t-il au quotidien pour les salariés ?

Jérémie Rosanvallon : Difficile de répondre de manière simple, car ces technologies se sont diffusées lentement dans l’entreprise et sont évolutives, ce qui rend délicate la comparaison entre un avant et un après. Par ailleurs, l’usage qui est fait de ces technologies est largement tributaire des choix organisationnels, qui varient d’un secteur d’activité à l’autre, d’une entreprise à l’autre. Mais, 2 grandes tendances se manifestent en fonction de la catégorie de salariés concernés : sur les postes subalternes, le travail est rigoureusement encadré du fait des procédures informatiques de plus en plus contraignantes, tandis que sur les postes d’encadrement, l’augmentation de la contrainte a porté sur les objectifs, plus précis et exigeants.

E & C : Les TIC qui permettent une visibilité accrue du travail signifient-elles toujours un renforcement des contrôles sur celui-ci ?

J. R. : Tout dépend de ce que l’on entend par contrôle. Défini négativement, comme une mise sous surveillance assortie d’éventuelles sanctions en cas de manquement du salarié, les statistiques ne permettent pas de mettre en lumière sa croissance nette. Si, par contre, on entend par contrôle le fait de contraindre les salariés à accomplir un travail prescrit, la réponse est affirmative. Les outils informatiques ne s’accompagnent pas automatiquement d’un contrôle accru des tâches pour 3 raisons principales : trop d’informations tue l’information, le contrôle systématique se révélerait trop coûteux en temps. En second lieu, bon nombre d’outils n’ont pas été pensés dans le sens d’un contrôle mais dans celui de la facilitation du travail. Les messageries servent à communiquer et ont été installées pour cela. Les salariés, enfin, peuvent facilement contourner la contrainte de certains contrôles informatiques. C’est le cas par exemple pour les adresses électroniques professionnelles sur lesquelles ils ont vite appris à ne laisser que des traces conformes aux attentes de la hiérarchie. Les communications peuvent passer par les adresses électroniques privées, que la hiérarchie n’a pas le droit de lire, ou par le téléphone. Les salariés ont parfaitement appris à gérer la distance entre l’oral et l’écrit. Indépendamment de la réalité des contrôles effectués, le sentiment qu’ont les salariés d’être contrôlés est variable, sans véritable lien avec ce qui se passe de facto. Le contrôle informatique, là où il existe, est indirect et donne lieu à une perception possiblement distordue. Certains se sentent épiés en permanence alors que les contrôles ne sont en fait que très ponctuels. D’autres, au contraire, ne le sentent pas alors qu’ils sont contrôlés. En revanche, si l’on entend par contrôle la contrainte liée à des procédures et des consignes peu négociables, il est clair qu’avec les ERP*, les salariés ont beaucoup perdu en liberté d’initiative et de choix des solutions à mettre en œuvre. L’ordinateur ne laissant pas la possibilité de faire autrement. Chaque étape doit être validée conformément à un plan préétabli et dans l’ordre requis. Les ERP sont bien des machines à contraindre.

E & C : Ces technologies s’accompagnent-elles, de fait, d’un renforcement de la contrainte hiérarchique ?

J. R. : Tout dépend de la manière dont les choses ont été pensées au départ, de quelles personnes ont la visibilité sur le travail informatisé. Les employés ou même les ouvriers ne vivent pas forcément l’outil informatique comme un renforcement du contrôle hiérarchique. Pour eux, souvent, il sert au contraire de filet de protection dans la mesure où il permet d’alerter les collègues sur les erreurs commises, de rectifier avant que s’ensuive une conséquence fâcheuse. Il peut donc être perçu comme un moyen d’entraide et d’évitement du rappel à l’ordre. De plus, sauf si des alertes au niveau n + 1 sont explicitement prévues, le contrôle informatique n’est pas tant attribué au supérieur hiérarchique immédiat qu’aux instances dirigeantes de l’entreprise qui choisissent les outils et qui, au final, ont une visibilité sur l’ensemble du travail. Les ERP échappent pour une bonne part aux échelons intermédiaires. La visibilité de l’information, dans le cas de la mise en place d’ERP, est un enjeu de négociation important. Plus l’information est cloisonnée et plus l’aide des pairs sera court-circuitée. A contrario, une visibilité plus largement partagée permet de multiplier les circuits d’entraide. En outre, la transparence peut être perçue comme un gage de confiance accordée au salarié.

Pour l’encadrement, la contrainte des objectifs n’est pas vécue comme un renforcement du contrôle hiérarchique – puisque la mission du cadre est précisément de performer sur les objectifs –, mais comme une perte de marges de manœuvre. Les cadres ont parfois l’impression de passer l’essentiel de leur temps à faire du reporting. D’où le sentiment d’un appauvrissement de leurs missions. La part stratégique de prise de décision ne leur incombe plus. Le travail n’est pas perçu comme plus contrôlé mais comme plus formaté, moins intéressant.

E & C : Quels sont les risques ?

J. R. : Pour l’encadrement, le risque est clairement la démotivation. Au niveau des entreprises dans leur ensemble, le risque peut s’inscrire en exact contrepoint de l’augmentation de productivité attendue. Les ERP notamment sont souvent des usines à gaz. Ces outils sont en constante évolution et il faut donc former les salariés. Les rigidités procédurales occasionnent une foule de problèmes qui ralentissent le travail. Au final, le danger est réel de nuire à la fluidité, dans la mesure où le salarié perd son rôle d’arbitre et son autonomie. Par ailleurs, la mise en place de ces outils, perçus à tort comme des outils de contrôle, génère parfois des crispations de la part des salariés, et contribue à détériorer l’ambiance de travail. L’informatique peut limiter la liberté des acteurs, toute la question est de savoir si cette limitation est technique et vraiment efficace quant à la performance, ou si elle est perçue comme intentionnelle, mise au service de directions opaques, distantes, travaillant plutôt contre les salariés qu’en collaboration avec eux.

* Enterprise Resource Planning, signifiant littéralement “planification des ressources de l’entreprise”.

PARCOURS

• Jérémie Rosanvallon est sociologue à Orange Lab, laboratoire de recherche et développement d’Orange. Il est l’auteur d’une thèse sur le travail à distance. Ses thèmes de recherche portent sur les changements organisationnels informatiques au travail et le contrôle du travail à distance.

• Il est l’auteur de plusieurs articles, dont “Le contrôle du travail, entre réalités et perceptions” (Sociologies pratiques, n° 22, 2010) et “Informatique, contrôle individuel et violence au travail” (in La Violence au travail, Octarès, 2011).

LECTURES

• Des statistiques au cœur de la relation clients : l’accès aux “données clients”, leur effet sur l’organisation du travail, Marie Benedetto-Meyer, Sociologies pratiques, n° 22, 2010.

• Le Mythe de l’organisation intégrée, les progiciels de gestion, D. Segrestin, J.-L. Darréon, P. Trompette, Presses universitaires du Mirail, 2004.

• Qui surveille qui ? Contrôler et rendre des comptes dans les relations de téléphonie mobile, Nicola Green, Réseaux n° 112-113, 2002.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX