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« Avec le lean, les entreprises jouent aux apprentis sorciers »

Enjeux | publié le : 24.01.2012 | VIOLETTE QUEUNIET

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« Avec le lean, les entreprises jouent aux apprentis sorciers »

Crédit photo VIOLETTE QUEUNIET

La méthode du lean management se déploie largement dans les entreprises. Appliquée sans recul ni réflexion, elle affecte la santé physique et mentale des salariés. Les DRH doivent alerter les directions générales sur ses dangers.

E & C : Le lean, méthode de gestion de l’entreprise née dans le Japon de l’après-guerre, connaît une croissance exponentielle ces dernières années en France. Pourquoi ce succès ?

Philippe Rouzaud : Le lean cherche à éradiquer toute forme de gaspillage par des actions continues et progressives, impliquant l’ensemble du personnel. Contrairement aux autres méthodes d’amélioration des organisations, il s’agit d’une démarche très structurée, qui standardise des méthodologies à grande échelle et permet un potentiel de gains de productivité d’une grande ampleur. Cette promesse est sans doute à l’origine de son succès car, notamment depuis la crise économique et financière, les dirigeants sont à la recherche de solutions pour sortir de leurs difficultés. Un certain nombre de cabinets conseil de directions se sont intéressés au sujet et ont conquis des marchés grâce à cette méthodologie. Il faut savoir aussi que l’État français promeut cette méthodologie auprès des entreprises, et des budgets sont prévus au niveau national et régional permettant son déploiement via les cabinets conseil. L’État s’applique d’ailleurs à lui-même le lean dans sa révision générale des politiques publiques (RGPP). Tout cela contribue au déploiement de la méthode. Les derniers chiffres, qui datent de 2006, évoquaient 28 % des salariés travaillant dans ce type d’organisation. Ils sont probablement un tiers aujourd’hui.

E & C : Vous évoquez dans votre livre* les risques d’un déploiement sans réflexion de cette méthodologie. Quels sont-ils ?

P. R. : Essayer d’atteindre des objectifs de productivité trop importants, en contraignant l’espace temps – il faut obtenir des résultats à court terme –, provoque plusieurs problèmes. Le premier est celui de l’intensification du travail. Certes, le lean ne modifie pas le mode opératoire. Le salarié qui avait dix minutes pour traiter un dossier ou pour réaliser un assemblage le fera toujours en dix minutes. Mais comme le principe du lean est de supprimer tout ce qui ne sert à rien, le salarié en traitera 120 au lieu de 100. Tout entier dévolu à son travail, il n’échange plus avec ses collègues. Cette intensification génère donc des phénomènes d’isolement – voire tue les collectifs de travail –, ainsi que des troubles musculo-squelettiques, car les articulations, les muscles, les tendons sont davantage sollicités. Deuxième problème : la restriction des marges de manœuvre aboutit à tuer toute créativité au travail. Le salarié n’est plus créateur, il devient l’exécutant absolu d’un mode opératoire auquel il n’a que très peu participé. Or, trouver du sens dans son travail est un élément constitutif très important du bien-être et de la santé. Lorsque ce n’est plus le cas, le salarié se trouve en grand danger et en grande fragilisation psychologique et psychosociale.

On est aujourd’hui en train de jouer aux apprentis sorciers en déployant cette méthode sans réflexion. Je pense notamment à l’application du lean dans les services. Certains cabinets conseil ont cherché à faire quasiment du “copier-coller” de l’industrie vers les services – y compris les services de santé – en décrivant les services comme une activité de flux – d’informations, de documents. Réduire l’activité de service à cela est une erreur conceptuelle et le lean n’est pas du tout adapté aux métiers en relation avec des clients ou des patients.

E & C : N’existe-t-il pas d’exemple réussi d’application du lean ?

P. R. : Si, et j’en donne dans mon livre. Mais deux préalables sont absolument nécessaires. Le premier est de trouver des solutions à toutes les économies générées par les gains de productivité : augmentation de l’activité, transfert de certains salariés dans d’autres secteurs plus prometteurs de l’entreprise. Mais cela s’anticipe et s’organise. Le deuxième préalable est de confier la mise en place du lean à des personnes qui connaissent bien l’activité et non à des cabinets externes ou à des personnes trop éloignées du métier. Mais au-delà, il faut se poser la question de la nécessité d’appliquer cette méthode. Je pense que l’on fonctionne à l’envers dans l’utilisation du lean en Occident, ces dernières années. On décide que le lean est LA solution et on l’applique ensuite brutalement. Alors que l’on devrait plutôt rechercher sur le terrain un retour des salariés sur ce qui marche ou pas et, à partir de là, proposer des schémas d’amélioration. Certaines parties pourraient être ainsi du lean. Car en utiliser quelques outils ne pose pas de problème. Mieux ranger son espace de travail, rendre visible l’activité avec des indicateurs de type feux tricolores, rechercher les causes de dysfonctionnement : tout cela est intéressant. C’est la simultanéité des contraintes, la standardisation et la recherche de gains de productivité énormes qui sont dangereuses. Lorsque je vois des projets lean qui cherchent à gagner 20 % à 30 % de productivité en moins de deux ans, je suis stupéfait ! Pourquoi ne pas être un peu plus modéré et précautionneux avec la santé des salariés ?

E & C : Quel rôle pourraient jouer les DRH pour inciter à cette modération ?

P. R. : Au préalable, les responsables RH doivent s’informer et se former à cette méthode de management. À partir de là, ils doivent s’imposer dans les projets de mise en œuvre du lean. Il est anormal que ces projets restent aux seules mains des directions générales et des lignes hiérarchiques, considérant que le lean management n’est qu’un outil d’organisation, d’amélioration de la performance et, qu’à ce titre, les RH n’ont pas leur mot à dire. Il faut queles RH interviennent le plus tôt possible dans le projet pour alerter les responsables de service et les responsables industriels que les progrès du point de vue de la productivité et de l’organisation du travail auront des conséquences sur les compétences. Car vers qui se tourneront les responsables du projet lorsque les gains auront généré des problèmes d’inadéquation de compétences, voire des suppressions de postes ? Vers les RH, qui devront trouver des solutions en urgence. C’est la raison pour laquelle il est indispensable qu’ils aientleur place et leur mot à dire dans le dispositif.

* Salariés, le lean tisse sa toile et vous entoure.

SON PARCOURS

• Philippe Rouzaud est ingénieur de formation. Pendant ses dix premières années professionnelles, il a assuré différentes fonctions de production et de support technique au sein d’entreprises industrielles.

• En 2003, il rejoint Secafi, société du Groupe Alpha, cabinet conseil auprès des instances représentatives du personnel.

• Après l’obtention d’un diplôme d’ergonomie de l’université Lyon 2, il se spécialise dans les problématiques liées à la mise en place du lean en France. Il anime des formations initiales sur le lean (master d’ergonomie de Lyon 2) et continues.

• Il est l’auteur de Salariés, le lean tisse sa toile et vous entoure… (L’Harmattan, octobre 2011).

SES LECTURES

• Ô Jérusalem, Dominique Lapierre et Larry Collins, Pocket, 2006.

• Si par une nuit d’hiver un voyageur, Italo Calvino, Seuil, Points poche, 1995.

• La Confusion des sentiments, Stefan Zweig, Le Livre de Poche, 1992.

Auteur

  • VIOLETTE QUEUNIET