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L’EXPERTISE, UNE CARRIÈRE À PART ENTIÈRE

Enquête | publié le : 17.01.2012 | ÉLODIE SARFATI

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L’EXPERTISE, UNE CARRIÈRE À PART ENTIÈRE

Crédit photo ÉLODIE SARFATI

Quel développement professionnel offrir à des salariés, qui leur permette de faire carrière sans passer par le management ? Alors que la voie de l’encadrement reste la plus reconnue, certaines entreprises ont formalisé des filières pour leurs spécialistes. Une façon de valoriser les métiers clés et de faire fructifier les compétences stratégiques.

Devenir ou ne pas devenir manager ? Pour la plupart des cadres, c’est en ces termes que se pose la question du déroulement de carrière. Prendre des responsabilités managériales reste encore la voie royale pour qui veut progresser et construire une carrière mariant reconnaissance professionnelle et évolution salariale (lire l’interview p. 29), remarquent tous les observateurs.

Pourtant, ce type de parcours n’apparaît plus si évident. D’une part parce que « la crise de la vocation perdure, et l’on sent que de plus en plus de jeunes techniciens refusent d’aller vers des fonctions managériales », note Martine Le Boulaire, directrice du développement d’Entreprise & Personnel. Constat corroboré par Denis Mayer, consultant à l’Apec : « Les offres d’emploi pour les postes de management d’équipe attirent moins de candidats que les autres. Les cadres hésitent à renoncer à leur expertise technique pour prendre une fonction qui devient plus compliquée et dans laquelle certains s’épuisent. »

D’autre part, parce que les questions de performance et de bien-être au travail devenant plus prégnantes, « la sélection et la qualité d’un manager constituent des enjeux fondamentaux, ajoute Guilaine Hercouët, codirigeante du cabinet Options RH. Tout le monde n’est donc pas apte à prendre ces responsabilités, ce qui n’empêche pas d’avoir des talents qu’il importe de développer et de reconnaître ». Ce qui passe par la construction de parcours de carrière alternatifs, généralement des “filières expert” visant à valoriser les compétences spécifiques des spécialistes techniques.

Rendre attractives les carrières techniques

Areva a mis en place cette option en 2003 : organisée autour de 3 niveaux, la filière couvre 5 “bandes” de carrière sur les 6 définies par le groupe, jusqu’au top management. « De très bons spécialistes devenaient managers pour progresser, mais s’éloignaient de leur expertise, il fallait donc rendre attractives des carrières techniques », explique Aurélie Blaise, responsable RH pour le métier R & D. Tous les deux ans, le groupe nomme, parmi sa population d’ingénieurs, un certain nombre d’experts, sélectionnés pour leur motivation, leurs compétences scientifiques et techniques, leur implication dans les projets du groupe, ou encore leur capacité à travailler en réseau.

Une sélection et des progressions validées par un jury interne, des paliers d’évolution atteignant les plus hauts niveaux de classification avec une grille de rémunération associée, des missions particulières : les filières d’expertise sont conçues généralement sur ce modèle. On les retrouve la plupart du temps dans les grands groupes technologiques comme Thales, pionnier de ces parcours différenciés. En parallèle aux fonctions de management classique ou de chef de projet, une filière de ce type existe aussi chez Alten, qui est en train de la renforcer avec la mise en place d’une cartographie des compétences. « Nous voulons donner davantage de visibilité à nos ingénieurs et leur permettre de développer leur employabilité », indique la DRH, Audrey Poulain.

Élargir les possibilités dévolution

Toutefois, des structures plus petites ont également choisi cette voie. Comme le groupe CS (lire p. 25) ou Parrot. Ce bureau d’études de 500 salariés a mis en place en 2009 une filière expert destinée à valoriser les compétences de ses meilleurs ingénieurs. « Certains collaborateurs nous ont clairement dit qu’ils se sentaient obligés de devenir manager au bout de quatre ou cinq ans alors qu’ils ne le souhaitaient pas, raconte le DRH, Christophe Sausse. Ils avaient le sentiment d’être pris dans un entonnoir, à cause de cette pression sociale et culturelle forte en France. Or, nous ne voulions pas qu’ils aient l’impression de ne pas pouvoir évoluer chez nous – ce qui était le cas aussi pour ceux qui voulaient se diriger vers le management mais pour qui nous n’avions pas de poste à proposer. Cela nous a conduit à réfléchir à la notion de promotion et à créer cette filière. » Quatre paliers jalonnent le parcours, avec des progressions de salaire de l’ordre de 5 000 euros à chaque fois.

Les ingénieurs ne sont pas les seuls susceptibles de construire leur carrière sur leur expertise. Depuis 2009, les salariés d’Axa Assistance peuvent s’inscrire dans cette voie, ouverte aux cadres et même aux non-cadres (lire page 27). Pour ses métiers de l’assurance, la maison mère Axa France s’emploie également à mieux formaliser le parcours de ses spécialistes : « Longtemps, la filière managériale a été privilégiée, nous voulons montrer dès le recrutement qu’il existe chez nous deux évolutions de carrière et de salaire parallèles, avec des passerelles possibles entre les 2 filières », détaille Jean-Loup Bonvin, directeur de l’emploi et des compétences. Enjeux pour l’assureur : « Fidéliser des profils pour lesquels la concurrence sur le marché est forte et renouveler les compétences de ceux qui vont partir en retraite. » Aujourd’hui, Axa France a identifié les experts parmi sa population d’actuaires et a commencé à le faire sur celle des régleurs, des souscripteurs et des architectes informatiques. À terme, « notre objectif est de déployer cette démarche plus largement », affirme Jean-Loup Bonvin.

Même approche transverse chez Renault qui, depuis deux ans, déploie une filière d’expertise dans 50 domaines répartis au sein de ses grands métiers : ingénierie produits et process (transmission, moteur diesel…), mais aussi fabrication, commerce (vente aux entreprises…), économie (performance économique des projets…), et les fonctions support comme la régulation sociale. Ces domaines d’expertise sont définis en fonction des enjeux stratégiques du groupe : « L’automobile est un produit complexe, faisant l’objet de ruptures technologiques majeures, et le marché est en forte mutation. Cette filière, qui comprend 4 niveaux formant un parcours complet – de référent métier à expert fellow –, permet de concrétiser la stratégie du groupe en rassemblant et développant les savoir-faire », explique Christian Deleplace, chargé de les piloter.

Répondre aux enjeux

Cette approche illustre une certaine évolution dans la façon qu’ont les entreprises d’aborder la gestion de l’expertise : « Il ne s’agit plus seulement aujourd’hui de proposer des carrières aux experts, constate Martine Le Bou­lai­re, mais de répondre aux enjeux R & D et aux besoins stratégiques de l’entreprise. » Démultiplier les parcours, c’est aussi, par contrecoup, renforcer sa filière managériale puisque « le choix de devenir manager est remis en perspective. Les ingénieurs qui optent pour cette voie ont intégré que l’on attend d’eux des compétences managériales plutôt que techniques », ajoute Christophe Sausse.

Chez Renault, la définition de la filière d’expert a été concomitante avec des évolutions d’organisation, liées à la redéfinition de la taille de certaines unités de travail et au « renforcement du rôle des managers : Renault a souhaité les rendre plus disponibles en allégeant certaines de leurs tâches techniques pour qu’ils soient au plus proche de leurs équipes, explique Christian Deleplace. Même si ce n’était pas l’objectif premier, la mise en place de cette filière a été une opportunité pour certains d’entre eux, qui en avaient les compétences, de se positionner sur des fonctions d’expert ».

Hauts niveaux réservés à une élite

Reste que ces parcours d’expert concernent souvent peu d’élus. Parrot comptait, en 2011, une quinzaine d’experts parmi 250 ingénieurs. Chez Areva, ils étaient 740 (sur 18 000 ingénieurs et cadres). « Nous accompagnons ceux qui souhaitent se diriger vers cette filière, mais nous ne voulons pas la niveler vers le bas », justifie Aurélie Blaise.

Chez Safran, seuls les spécialistes de très hauts niveaux peuvent être nommés experts, ce qui limite leur évolution de carrière (lire page 28). Cette approche élitiste est la limite de ces filières, estime le délégué syndical central CFDT de Thales Alenia Space, Emmanuel Montforte. C’est pourquoi il revendique la mise en place d’une filière “expertise et technique” : « Sur l’échelle de responsabilité du groupe, qui compte 12 niveaux, la plupart des spécialistes restent bloqués au niveau 9 s’ils ne deviennent pas managers ou ne sont pas nommés experts. Or, cette dernière possibilité est réservée à une élite, et la voie managériale reste la plus valorisée, malgré les discours. Il faut valoriser en interne la filière expertise, mais ouvrir d’autres possibilités par la création d’une troisième voie permettant à davantage d’ingénieurs d’avoir un déroulement de carrière à des niveaux supérieurs, fondé sur l’accroissement de leurs responsabilités techniques. De plus, cela donnerait de l’air à la carrière des techniciens supérieurs : la direction a mis en place un dispositif pour reconnaître parmi eux des référents métiers, mais cela ne suffit pas s’ils n’ont pas accès à des grades supérieurs, d’autant qu’ils sont de plus en plus diplômés. »

Évoluer sans manager

Entre l’expertise et le management, d’autres chemins existent parfois. Dans la division ingénierie et projets d’Areva (6 500 salariés, dont 500 managers), 450 salariés évoluent dans la filière “gestion de projet” où ils font de la planification, du cost control… et 150 dans la filière “inspection” des installations et équipements. « Dans ces filières, il est possible de faire une carrière de spécialiste, sans responsabilité d’encadrement, sur la moitié des bandes de carrière du groupe », précise Anne-Sophie Jouan, directrice du développement RH de la direction. Au-delà, il devront toutefois rejoindre des fonctions managériales, contrairement aux experts.

L’ESSENTIEL

1 Le management reste la voie royale de progression de carrière des cadres, mais tous ne se retrouvent pas dans ce type d’évolution.

2 Certaines entreprises mettent en place des parcours de carrière parallèles, destinés à leurs spécialistes et experts qui peuvent évoluer sans manager.

3 Ces filières répondent aussi à des besoins de valorisation des compétences techniques, en lien avec les enjeux stratégiques des entreprises, mais restent souvent accessibles à un nombre restreint de spécialistes.

Auteur

  • ÉLODIE SARFATI