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« Nous devons retrouver la maîtrise de notre temps »

Enjeux | publié le : 20.12.2011 | CHRISTELLE MOREL

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« Nous devons retrouver la maîtrise de notre temps »

Crédit photo CHRISTELLE MOREL

Le temps productif empiète de plus en plus sur les autres temps de nos vies, relationnel et spirituel, dans l’entreprise comme en dehors. Pour trouver un bon équilibre, chacun de nous doit se ménager des périodes de repli. Cela passe notamment par le droit à un temps de travail choisi pour tous, qui pourrait être instauré grâce à des négociations en entreprise et dans les branches.

E & C : On a l’habitude, dans nos sociétés, de diviser le temps : d’un côté la vie professionnelle, de l’autre la vie privée. Selon vous, c’est trop limitatif.

Jean-Baptiste de Foucauld : Les temps de la vie sont multiples. Et chacun doit trouver la bonne « équation temporelle personnelle », selon les termes de William Grossin, grand spécialiste de la question des temps. Nous devons arbitrer sans cesse entre des couples de temps qui s’opposent – temps de solitude et de sociabilité, de productivité et de repos… – se superposent et s’entrecroisent, et dont l’ajustement diffère d’une personne à l’autre. Je distingue, quant à moi, trois temps : le temps productif, qui répond à une logique de contrat et pendant lequel chacun doit être capable de satisfaire, contre une rémunération, des normes productives fixées par l’extérieur ; le temps relationnel, qui répond à une logique de donner-recevoir-rendre, qui n’est pas rémunéré, et dont les normes sont souples et en permanente révision ; le temps spirituel, plus intime et plus lent, qui fait intervenir la relation au sens de l’existence, la confrontation de chacun avec le mal. Ces trois temps sont présents dans l’entreprise, où, en plus des contraintes productives, nous vivons des relations avec d’autres et où nous sommes d’une manière ou d’une autre confrontés au mal et à la maltraitance : nous la voyons, nous la vivons, voire nous la causons.

E & C : Ces trois temps sont-ils présents de manière équilibrée dans nos vies, notamment au travail ?

J.-B. d. F. : De moins en moins, car le temps spirituel et le temps relationnel diminuent du fait notamment de l’emprise et du durcissement du temps de travail. Les normes d’efficacité l’emportent sur les autres dimensions, non seulement au travail mais aussi à l’extérieur, la vie professionnelle ayant tendance à cannibaliser de plus en plus la vie privée. Cette évolution est portée à la fois par une société qui veut produire plus plutôt que travailler moins et par le développement des possibilités de communication à distance, qui permettent de demander au salarié d’être toujours joignable et disponible. Il est donc essentiel que nous retrouvions la maîtrise de notre temps. Il ne s’agit pas de ne plus chercher à être efficace, mais de cesser d’être en état de surrégime permanent. On l’a vu à France Télécom : l’Institut des métiers de l’entreprise, dont je suis le président, a appelé l’attention en 2005 sur les différentes formes d’exclusion interne. Mais au lieu de desserrer les contraintes, la hiérarchie a maintenu la pression sur les salariés et le système a fini par craquer. Depuis, on a cessé les mobilités forcées et des temps de discussion ont été instaurés, ce qui est positif.

E & C : Vous militez depuis longtemps en faveur du temps de travail choisi : en quoi cela consisterait-il ?

J.-B. d. F. : Tout d’abord, le temps de travail choisi, ce n’est pas les 35 heures. Cela consiste à pouvoir arbitrer entre, d’un côté, travailler plus pour gagner plus si on le souhaite et, de l’autre, travailler moins et gagner moins pour avoir davantage de temps pour soi. Le temps choisi est une liberté fondamentale de l’individu ! L’être humain a en lui des tas de virtualités. En travaillant, nous nous développons, mais nous nous spécialisons et pouvons laisser en jachère des capacités inemployées ; c’est pourquoi nous avons besoin de temps pour ouvrir d’autres possibles. Le travail ne doit pas nous accaparer. Mais, actuellement, les salariés n’ont pas vraiment le choix. Soit ils subissent le temps partiel, imposé par l’employeur, soit la surcharge de travail, imposée par la chasse au rendement. Il existe même du temps de travail faussement choisi : par exemple, celui des parents obligés de travailler à temps partiel du fait du nombre insuffisant de crèches. L’État lui-même fabrique du temps partiel subi en subventionnant des contrats aidés de 26 heures seulement, qui, du coup, servent davantage à diminuer les chiffres du chômage qu’à aider durablement ceux qui sont le plus en difficulté vis-à-vis de l’emploi.

Dans les rares cas où le salarié choisit vraiment de travailler moins ou de faire une pause pendant un temps – année sabbatique ou formation longue, par exemple –, il est pénalisé en terme de carrière, parce qu’on considère cela comme un désengagement vis-à-vis de l’entreprise. Pourtant, cette attitude devrait au contraire être promue, car le fait de se ménager du temps pour autre chose enrichit la personne… et donc l’entreprise. Ceci est d’ailleurs valable aussi pour nos dirigeants politiques et d’entreprise : ils sont tellement focalisés sur le pouvoir et l’argent que leur temps est saturé et qu’ils ne prennent pas de recul, à de rares exceptions près. C’est pourquoi la majorité d’entre eux considère la demande d’augmentation du temps libre comme une remise en cause du système.

E & C : Comment mettre en place le temps de travail choisi en France ?

J.-B. d. F. : Cela n’est évidemment pas facile du point de vue organisationnel : si tout le monde veut prendre son mercredi ou si toutes les caissières veulent travailler aux mêmes horaires, cela ne fonctionnera pas. Des mécanismes d’arbitrage doivent donc être prévus. En parallèle, on doit lutter contre le temps partiel subi, qui touche principalement les bas revenus. Je plaide donc, dans le cadre du Grenelle de l’emploi préconisé par le Pacte civique, pour le lancement de négociations d’accords d’optimisation de l’emploi entre les partenaires sociaux, avec un système de bonus-malus sur le modèle du plan seniors : au terme de ces négociations, les allègements de charges portant sur les bas salaires seraient accrus dans les entreprises qui parviendraient à un accord, et réduits, par exemple de 5 à 10 %, pour les autres. Cela aboutirait notamment à relancer le débat sur le temps de travail. Il n’y a en effet jamais eu en France de vraie négociation dans les entreprises et les branches sur l’emploi : c’est l’angle mort de notre débat social ! Il n’est qu’à voir nos voisins : en Allemagne, ils ont décidé collectivement de recourir massivement au chômage partiel pendant le pic de la crise. Négocier globalement sur l’optimisation de l’emploi, le bien-être au travail et donc sur l’organisation du temps de travail contribuerait grandement à recréer de l’intelligence collective, ce dont nous avons besoin.

PARCOURS

• Jean-Baptiste de Foucauld a fondé l’association Solidarités nouvelles face au chômage en 1985. Il a été commissaire au Plan de 1992 à 1995. Ancien administrateur de la Cnav et du COR, il est membre du Conseil d’orientation pour l’emploi (COE) et administrateur de Pôle emploi. Il préside depuis 1996 l’Institut des métiers de France Télécom.

• Il a participé au lancement, en mai dernier, du Pacte civique <www.pacte-civique.org>

• Il est auteur et coauteur de nombreux ouvrages, dont Une société en quête de sens, avec Denis Piveteau (Odile Jacob, 1995), et L’Abondance frugale, pour une nouvelle solidarité (Odile Jacob, 2010).

LECTURES

• Les Amandes amères, Laurence Cossé, Gallimard, 2011.

• Se construire soi-même pour mieux vivre ensemble, Patrick Boulte, Desclée de Brouwer, 2011.

• Le Dit de la cymbalaire, Charles Mérigot, Éditions de la Ramonda, 2006.

Auteur

  • CHRISTELLE MOREL